L’Education sentimentale (suite) : Vu par Emile Zola et Henri James

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L’Education sentimentale  vue par Emile Zola

Il est certaines œuvres dont la publication est un événement parisien qui appartient à la chronique. C’est à ce titre que je m’empare de l’Education sentimentale, de Gustave Flaubert, ce livre jeté entre deux orages politiques : les élections d’hier et les séances législatives de demain.

J’ai des scrupules que je dois avouer avant tout. je n’ai mis qu’une journée à lire ce livre qui a coûté à l’auteur six ans de travail et de soins. J’ai bien reçu une impression vive, une sensation générale ; mais, à coup sûr, je n’ai pas pénétré toutes les intentions de l’oeuvre, je n’ai pu en étudier ni l’équilibre ni la portée. Gustave Flaubert est un artiste consciencieux qui ne se contente pas de construire solidement son oeuvre, pierre à pierre ; quand les pierres sont cimentées, il les sculpte, et il faut voir alors de quelles broderies il les fouille ; un livre de lui est tout un monde de détails, une nef ouvragée avec des finesses de ciseau merveilleuses. En fermant le second volume de l’Education sentimentale, j’étais en plein éblouissement. Les cinquante ou soixante personnages de l’oeuvre, dansaient, les épisodes si nombreux se mêlaient dans ma tête. Je confesse qu’aujourd’hui encore le calme ne s’est pas fait en moi. Et quand je songe aux six années laborieuses de l’auteur, je me sens pris d’une certaine honte à vouloir juger un tel effort en quelques heures. Je n’entends donc pas fait oeuvre de juge. Je m’en sens incapable pour le moment, et je crois qu’on ne dira la vérité vraie sur ce livre que l’année prochaine. Je veux seulement en parler en lecteur sympathique. De cette façon, ma conscience me laissera en paix.

J’entends, d’ailleurs, m’occuper beaucoup plus du talent de Gustave Flaubert que de son dernier roman. Il y a chez lui une étonnante dualité qui constitue tout son caractère d’écrivain, sa personnalité. Il est, par tempérament, attiré vers l’épopée. On le sent toujours prêt à bondir d’un élan lyrique, à se perdre dans les cieux agrandis de la poésie. Et il reste à terre ; sa raison d’homme, sa volonté d’analyste exact l’attache à l’étude des infiniment petits. C’est un Titan, plein d’haleines énormes, qui raconte les moeurs d’une fourmilière, en faisant des efforts pour ne pas céder à l’envie de souffler des chants héroïques dans sa grande trompette de bronze. Un poète changé en naturaliste, Homère devenu Cuvier, reconstruisant les êtres avec des fragments d’os, au lieu de les évoquer et de les créer de toutes pièces ; tel est Gustave Flaubert, l’esprit double qui a produit des oeuvres d’une réalité à la fois si minutieuse et si épique.

Il me serait aisé d’accumuler les exemples. On n’a qu’à relire Madame Bovary. Rien qui ne soit pris sur nature, et rien qui ne soit fatalement traversé d’un grand souffle. Les personnages, certes, vivent de la vie de tout le monde ; mais dans leurs paroles, dans leurs gestes, si soigneusement étudiés, il y a, par moments, de rapides frissons qui révèlent tout à coup des sensations, une existence nerveuse qu’aucun romancier n’avait notée jusqu’ici. Je ne parle pas de Salammbô, œuvre entièrement lyrique, qui montre combien Gustave Flaubert est un grand poète. Je me contente de ses œuvres de pure analyse, des livres où il a voulu faire général, étudier la foule, la bêtise commune, et où, malgré lui, il a tiré de la réalité une singulière musique, douce et gutturale, toute vibrante de ses propres nervosités.

Chaque écrivain apporte ainsi sa musique, que les lecteurs délicats entendent parfaitement sonner, de la première à la dernière page d’un livre. La musique de Gustave Flaubert est une sorte de basse continue, sur laquelle chantent, comme un sifflement aigu de petite flûte, des gammes soudaines de notes nerveuses. Un réaliste, soit ! mais un réaliste qui tire du réel d’étranges concerts. Chez lui, tout s’anime d’une vie particulière. D’un mot il fait vivre un arbre, une maison, un bout de ciel. Il met dans un simple rire de ses personnages des profondeurs incroyables de bêtise ou d’esprit ; il ne leur fait pas remuer le petit doigt sans que ce mouvement ne prenne une immense signification. Et toujours il ouvre ainsi sur la vie des trous inconnus, des échappées neuves. Ses romans, je le répète, sont comme une notation nouvelle de l’existence, notation des mille petits riens de la journée, qui paraît banale et qui finit par constituer un tout d’une étonnante vitalité. C’est qu’il a étudié ou deviné chaque être et chaque objet avec ses nerfs de poète, et qu’il nous donne la réalité vivante de l’intense vie nerveuse dont il l’anime.

Qu’on ne s’y trompe pas, là est sont talent, son génie particulier. D’autres regarderont les infiniments petits avec des loupes plus grossissantes, étudieront le réel de plus près ; d’autres auront une patience égale, une vue aussi nette, une méthode aussi puissante. Mais ce qui lui appartient, ce qui est lui, c’est cette pénétration nerveuse des moindres faits, cette notation à la fois méticuleuse et vivante de la vie. Nous ne reverrons sans doute pas un poète analyste, un lyrique qui consente à piquer dans un cadre les insectes humains. La est le miracle. Lorsque j’entends la critique reprocher à Gustave Flaubert de ne rien apporter, de ne rien pénétrer, je suis tenté de crier à mes confrères :  » Tant pis pour vous, si les sens manquent. Ce que l’auteur apporte, ce sont les profondeurs inconnues de l’être, les sourds désirs, les violences, les lâchetés, toutes les impuissances et toutes les énergies traduites par les niaiseries de la vie journalière. Et ce n’est pas un simple greffier. C’est un musicien doué dont les poèmes sont faits pour des oreilles sympathiques. Si vous n’entendez pas, c’est que le sang ou la bile vous étouffent. Soyez nerveux, vous comprendrez. « 

Pour moi, l’Education sentimentale, comme Madame Bovary, est une pure symphonie. N’oubliez pas que je n’ai point voulu juger l’oeuvre et j’en cause ici en simple artiste ; je conte mes sensations, rien de plus. Dans son nouveau roman, Gustave Flaubert a élargi son thème ; mais les variations sont aussi nombreuses et aussi délicatement travaillées. Son intention première a certainement été de résumer tout un âge, les années troubles allant de 1840 à 1851, et il a pris pour motif principal l’agonie lente et inquiète de la monarchie, coupée par les coups de feu de février, de juin à décembre. Dans ce cadre, il a fait revivre la génération du temps, pour laquelle l’histoire aura de grandes sévérités ! Son héros, Frédéric, est un impuissant ambitieux, un esprit indécis et faible qui a d’immenses appétits et qui est incapable de les satisfaire. Quatre femmes travaillent à son éducation sentimentale : une femme honnête qu’il n’aime pas assez pour en faire la force de sa vie ; une grande dame, un rêve de vanité dont il se réveille avec dégoût et mépris ; une provinciale, une petite sauvage précoce, la fantaisie du livre, qu’un de ses amis lui prend presque dans les bras. Et quand les quatre amours, le vrai, le sensuel, le vaniteux, le naïf, ont essayé de faire de lui un homme, il se trouve un soir, vieilli, assis au coin de son feu avec son camarade d’enfance Deslauriers, qui a ambitionné le pouvoir, sans plus le conquérir que lui n’a conquis une tendresse heureuse, et tous deux ils pleurent leur jeunesse envolée, ils se souviennent comme du meilleur de leurs jours, d’une après-midi où, partis pour voir des filles, ils n’ont point osé passer le seuil de la porte. Le regret du désir et des pudeurs de la seizième année : telle est la morale, la dernière note du poème.

Tout un monde, d’ailleurs, s’agite autour de Frédéric et de Deslauriers. Je ne puis même marquer d’un trait chaque personnage. Et les scènes sont si multipliées : soirées dans le grand monde et dans le demi-monde, déjeuners d’amis, un duel, une promenade aux courses, un club de 1848, les barricades, la lutte dans les rues, etc. L’auteur a fait tenir l’âge entier dans son œuvre, avec son art, sa politique, ses mœurs, ses plaisirs, ses hontes et ses grandeurs. Tous ses efforts ont tendu à s’effacer, à écrire le livre comme un procès-verbal et complet. Il a essayé même de se désintéresser plus encore que dans Madame Bovary,. Mais il a eu beau faire, ce n’est pas là la vérité nue, c’est toujours la vie interprétée par le poète que vous savez.

Moi, j’entends le champ large qui monte de l’Education sentimentale. Lisez avec soin, vous saisirez toutes les harmonies des quatre amours de Frédéric. La chair et l’esprit ont leurs phrases musicales. Et, en dessous, entendez le grondement social qui ronfle comme une voix d’ophicléide. A chaque chapitre, les motifs se détachent, s’opposent avec un relief magistral : c’est Frédéric allant causer d’amour avec sa maîtresse sous les futaies de Fontainebleau, tandis que l’insurrection hurle à Paris ; c’est la continuelle tension des volontés échouant misérablement contre les moindres obstacles. Tout, dans l’oeuvre, est une floraison de l’art, bien que l’auteur ne peigne que le vrai. Avec une habileté immense, il reste à terre et donne à chacun des mots qu’il emploie une telle vibration, qu’ils semblent tomber d’une trompette du ciel.

On accuse Gustave Flaubert d’abuser des paysages. Eh ! oui, il les prodigue : j’avoue même que ses livres ne sont fait que de paysages. Mais il faut s’entendre. Sa méthode est essentiellement descriptive ; il n’admet que le fait, la parole et le geste ; ses personnages se font connaître eux-mêmes en parlant et en agissant ; point d’analyses raisonnées comme dans Balzac ; mais une série de courtes scènes mettant en jeu les caractères et les tempéraments. De là forcément des descriptions, puisque c’est par le dehors qu’il nous fait connaître le dedans. Il veut nous donner, dans ses romans, la vie telle qu’elle est ; il cherche à disparaître ; il ne prend point le scalpel pour nous faire assister à une séance d’anatomie morale ; il ne dissèque pas devant nous la cervelle ou le coeur d’un patient, comptant sur le patient lui même pour révéler son être par une parole, par un acte. Dès qu’il a poussé sur la scène un personnage, il lui laisse le soin de se présenter au public, de vivre au grand jour, naturellement, et il évite de jamais montrer ses doigts d’auteur qui tiennent les ficelles. Méthode excellente, seule manière d’être exact, de reproduire la vie jusque dans son cadre naturel.

Et, d’ailleurs, les paysages proprement dits, dans Gustave Flaubert, ne sont-ils pas nécessaires aux personnages ? Si l’on veut faire connaître un homme, il faut le montrer dans l’air qu’il respire. Les milieux font les êtres, les choses ajoutent à la vie humaine. Le romancier poète l’a bien compris ; toujours, chez lui, la nature accompagne l’humanité, toujours elle est là, triste ou joyeuse, ajoutant à la joie des hommes ou coupant leurs sanglots de ses rires. Les moindres objets prennent ainsi des voix ; ils vivent, ils parlent et se meuvent presque. Il y a dans Madame Bovary un exemple bien curieux de cette vie donnée aux choses. Léon, le clerc amoureux, fait, le soir, chez M. Homais, une cour muette à la femme du médecin. Il regarde la robe d’Emma, traînant à terre autour de son siège. Et l’auteur ajoute :  » Quand Léon, parfois, sentait la semelle de sa botte se poser dessus, il s’écartait, comme s’il eût marché sur quelqu’un.  » C’est là une de ces notations de la vie nerveuse qui constituent, selon moi, un des traits les plus remarquables sans doute, du talent de Gustave Flaubert. La robe d’Emma vit pour son amoureux. Tout l’art moderne, si secoué, si curieux de physiologie, est dans cette ligne.

La Tribune. 28 novembre 1869.

L’Education sentimentale vue par Henry James

L’Education me fait sentir combien un écrivain est parfois plus passionnant par un échec que par un succès (…) . Dans la mesure même où c’est l’oeuvre d’un  » grand écrivain « , L’Education, livre si vaste, si travaillé, si hautement  » écrit « , avec ses merveilleux passages inscrits sur le vide, où s’emmagasine une tristesse à travers laquelle une sorte de fente laisse fuir toute grandeur morale, – brille d’un éclat malade et se range ainsi parmi les curiosités du musée de la littérature. (…) Flaubert, par malheur, n’a pas su ne pas discréditer fondamentalement ce regard que Frédéric porte sans cesse sur tout et sur tous, et en particulier sur sa propre existence, de manière à faire de lui un médiateur propre à nous transmettre de grandes impressions. Bien sûr Mme Arnoux constitue le meilleure de sa vie – et c’est peu dire ; mais cette vie est faite d’une manière si pauvre qu’il nous est déplaisant de voir Mme Arnoux  » en  » être sous quelque forme que ce soit, d’autant plus qu’elle affecte, améliore, détermine cette existence de manière insignifiante. En somme, son créateur ne fut jamais si mal inspiré qu’en voulant illustrer un tel dessein par de semblables moyens. (…) Est par contre irrémédiable – nous voilà au point capital, car cette fois les effets persistent, que rien n’est venu neutraliser – l’inconscience de l’erreur par rapport à la plus heureuse des occasions qui pouvaient échoir à Flaubert. Qu’il l’ait manquée, nous le supporterions encore. Mais qu’il n’ait pas vu qu’il la manquait, voilà la grosse faute indélébile. Nous ne prétendons pas dire par quel moyen il pouvait mieux rendre Mme Arnoux – c’était son affaire. La nôtre, c’est qu’il ait vraiment pensé qu’il la rendait du mieux qu’il pouvait, ou qu’elle pouvait l’être ; ici nous nous voilons la face. Dès l’instant qu’il la concevait d’une façon toute particulière, je veux dire très distincte de ses autres créations, et qu’il la voulait la plus délicatement tracée, il y est  » allé « , comme nous disons, et il l’a gâchée. Laissez-moi ajouter en toute tendresse, et pour amender une sévérité peut-être exagérée, que c’est l’unique tache sur son blason ; laissez-moi même avouer que je ne m’etonnerai pas si, en fin de compte, le défaut reste inaperçu.

Extraits de « Gustave Flaubert ». Editions de l’Herne

Source bibliographique

Jean d’Ormesson , Une autre histoire de la Littérature française ( NIL Editions)
Pierre Aurégan, Flaubert (Nathan)
Le site de JB Guinot sur Flaubert : sa vie, son oeuvre, ses voyages, ses amis, ses amours , le texte   intégral de certains de ses romans … Une véritable mine d’or.