Cahier d’un retour au pays natal d’Aimé Césaire (1939)

« Mais qui tourne ma voix ? Qui écorche ma voix ? Me fourrant dans la gorge mille crocs de bambou. Mille pieux d’oursin. C’est toi sale bout du monde. C’est toi sale haine. C’est toi poids de l’insulte et cent ans de coups de fouet. C’est toi cent ans de ma patience, cent ans de mes soins juste à ne pas mourir. »

extrait de Cahier d’un retour au pays natal

Cahier d’un retour au pays natal est la première œuvre poétique publiée par Aimé Césaire. Elle est l’acte de naissance d’un des plus grands poètes francophones du vingtième siècle, elle comporte pour la première fois l’emploi poétique du terme négritude autour duquel se cristallise un nouveau mouvement littéraire et politique composés d’artistes et intellectuels noirs et fait preuve d’anticolonialisme radical. C’est donc une œuvre majeure dans lequel art, histoire et politique ne peuvent être dissociés.

Genèse

Après avoir réussi le concours d’entrée à l’Ecole normale supérieure en 1935, Aimé Césaire qui n’a pas les moyens de retourner chez ses parents en Martinique est invité à passer l’été sur les côtes de la Dalmatie chez son ami croate Petar Guberina. Il trouve le pays magnifique, ce qui lui rappelle la Martinique. C’est là qu’il débute la rédaction de Cahier d’un retour au pays natal qu’il finit entre 1937 et 1938, peu avant sa sortie de l’Ecole normale supérieure.

Le poème

Le style du poème est lyrique : il reflète la subjectivité de Césaire, révolté face au désastre que représente à ses yeux la colonisation et sa honte d’avoir presque cru à ce mensonge, de s’être laissé aliéner par le regard et la pensée européenne.

Ayant passé ses études en France, d’autant plus qu’il y a étudié les humanités, Césaire – sur le point de quitter cette terre d’accueil pour retourner enseigner chez lui, en Martinique – ressent avec douleur l’écartèlement entre ces deux cultures dans lesquelles il a navigué tout en sachant que sa terre, son identité, ses racines, c’est la Martinique et non la France.

Il peut même imiter avec précision la violence raciste à l’égard de ces nègres que l’on méprise. Il rappelle une anecdote où il s’est laissé prendre au jeu hideux du racisme pour mieux dénoncer, détruire, exorciser le démon de ces paroles dégradantes qui pèsent depuis des siècles sur son peuple, l’empêchant de s’estimer à sa juste valeur et de créer :

« Un soir dans un tramway, en face de moi, un nègre.
[…]
C’était un nègre dégingandé sans rythme ni mesure.
Un nègre dont les yeux roulaient une lassitude sanguinolente.
Un nègre sans pudeur et ses orteils ricanaient de façon assez puante au fond de la tanière entrebâillée de ses souliers.
La misère, on ne pouvait pas dire, s’était donné un mal fou pour l’achever.
Elle avait creusé l’orbite, l’avait fardé d’un far de poussière et de chassie mêlées.
[…]
Et l’ensemble faisait parfaitement un nègre hideux, un nègre grognon, un nègre mélancolique
[…] Un nègre comique et laid et des femmes derrière moi ricanaient en le regardant.
Il était COMIQUE ET LAID,
COMIQUE ET LAID pour sûr.
J’arborai un grand sourire complice…
Ma lâcheté retrouvée ! »

A la fin du poème Césaire refuse cependant la tentation de la haine pour le colonisateur. Ce qu’il souhaite c’est œuvrer pour la paix, l’égalité, l’amour.

« Ne faites point de moi cet homme de haine pour qui je n’ai que haine
Car pour me cantonner en cette unique race
Vous savez pourtant mon amour tyrannique
Vous savez que ce n’est point par haine des autres
Races
Que je m’exige bêcheur de cette unique race »

Si le poème est par moments difficile à lire où à déchiffrer, cela est dû d’une part à l’extrême richesse du vocabulaire et de l’imaginaire césairien et d’autre part à l’influence surréaliste sous laquelle le jeune étudiant a développé sa plume. Rappelons que le Manifeste du surréalisme d’André Breton est publié en 1924 et que dans les années 1930 la pensée surréaliste est en plein essor : le jeune Césaire n’y est pas resté insensible.

Première publication

Une fois achevé, Césaire envoie une première fois son manuscrit, qui est refusé par un éditeur parisien. Un professeur de l’ENS, M. Petitbon, découvre la vocation poétique de son étudiant et lui conseille d’envoyer son texte à Georges Pellorson, directeur de la revue Volontés. Le poème est publié en août 1939 après quelques retouches demandées par l’éditeur. Noyé dans l’agitation militaire qui annonce le début de la Seconde Guerre mondiale, le poème passe inaperçu en dépit de son caractère politiquement subversif. La position que défend Césaire rapport à la situation coloniale de la Martinique est claire : il appelle les martiniquais à la décolonisation politique et culturelle. Il veut décoloniser corps et esprits.

Redécouverte et postérité

En avril 1941, André Breton décrété « anarchiste dangereux » par les forces pétainistes, fuit la France en bateau pour les Etats-Unis avec le peintre Wilfredo Lam et l’anthropologue Lévi-Strauss. Lors de leur escale de trois mois à Fort-de-France, Breton et Lam rencontrent Césaire et nouent une amitié indéfectible. Lam, inspiré par Césaire et la forêt d’Absalon peint La Jungle en 1943 tandis que Breton découvre la revue Tropiques animée par Aimé et Suzanne Césaire, puis le Cahier oublié en France, dont Césaire lui fait cadeau. Ebloui, enthousiasmé, André Breton écrit en 1943 l’essai « Un grand poète noir » où il décrit ce qu’il a ressenti à la première lecture de mots de Césaire :

La Jungle de Wifredo Lam (1943)

« Toutes ces ombres grimaçantes se déchiraient, se dispersaient ; tous ces mensonges, toutes ces dérisions tombaient en loques : ainsi la voix de l’homme n’était en rien brisée, couverte, elle se redressait ici comme l’épi même de la lumière. »

Il y déclare que c’est le « plus grand monument lyrique de ce temps ». L’essai sert de préface à l’édition de 1947 et assure la postérité de l’œuvre dans la France de l’après-guerre.

Depuis le 6 avril 2011, Aimé Césaire repose au Panthéon, hommage tardif à l’engagement et à la ferveur de cet esprit indomptable qui à vingt-deux ans écrivait dans un poème : « Accommodez-vous de moi. Je ne m’accommode pas de vous ! »

Inès

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Césaire, Lam et Picasso