Marguerite Yourcenar aurait eu cent ans en 2003

Ci-dessous le texte que Florent Albrecht a publié dans le Figaro et dont il nous a confié une copie.

« La tradition veut, en France, que l’on salue – à défaut de panthéonisation – les grands hommes et femmes de la Nation par la célébration de leur anniversaire. Cette année 2003 a été placée sous la pompe lourde et flamboyante d’Hector Berlioz.

A l’image d’un Hugo ou d’un Malraux, voilà une figure française connue de tous, porteuse de valeurs reconnues et affirmées, grâce à laquelle le prestige national peut s’épanouir universellement. Plus discrète mais non moins géniale, forte tête consciente de son talent, Marguerite Yourcenar se plairait sûrement, avec hauteur, à nous rappeler que « l’essentiel est ailleurs ».

Elle qui, toujours, revendiqua indépendance d’esprit et d’école. Elle aurait eu tout juste cent ans, à l’âge où les chênes n’arrivent pas encore à maturité et les vins exacerbent à peine leurs secrètes saveurs : Melle Marguerite de Crayencour – plus connue sous son pseudonyme anagrammatique de Yourcenar – naquit en effet le 8 juin 1903, à Bruxelles. Ce siècle avait trois ans.

Sa nationalité belge priva assurément cette apatride de cour et de raison de ces témoignages de reconnaissance qu’elle affectait tant à la fin de sa vie. Elle fut tout de même la première femme à pénétrer l’enceinte masculine de l’Académie Française, ce matin du 22 janvier 1981. Traductrice émérite, essayiste hors pair quand il s’agissait d’évoquer les arts de l’écriture mais aussi de la peinture, enfin et surtout romancière originale, elle n’a eu de cesse d’explorer les confins du récit et de la narration sans jamais céder aux différentes modes littéraires du XXe siècle, qu’elle traversa sereinement, laissant derrière elle une ouvre complexe et singulière.

Son refuge de l’île des Monts-Déserts, dans le Maine, qu’elle découvrit lors d’un premier séjour en 1942 pour y mourir quelque cinquante années plus tard, n’a pas vraiment constitué cette tour d’ivoire que l’on aime à imaginer dès lors que l’on évoque une éminente figure artistique.

L’image d’un écrivain très intellectuel, féru d’histoire, de philosophie et de culture, que l’auteur des Nouvelles Orientales s’était forgée sans peine, participa de cette élaboration médiatique d’un personnage solitaire et farouche entouré de seuls fantômes et démons littéraires.

Ce n’est pas là le moindre de ses paradoxes : que l’on songe notamment à sa plume riche et épurée – l’une des plus belles écritures de la langue française à n’en pas douter – au regard de ce style de vie particulier revendiqué, et c’est l’entière vision bourgeoise de l’artiste littérateur, oisif mondain, qui s’écroule.

De nombreux écrivains, il est vrai, tels Patricia Highsmith ou Stephen King, ont fait du Maine, au nord-est des Etats-Unis, leur terre d’élection. Cette végétation dense, sauvage – où la nature, âpre, conquérante, rend chaque jour hommage à ces espaces sans bornes déchirés par la vigueur des vents et de l’océan – apparaît propice à qui cherche tranquillité et isolement, surtout quand arrive la saison froide, c’est-à-dire la majeure partie de l’année. Comment penser alors cette retraite insulaire aux Monts-Déserts ?

Sans être le fruit du hasard, ni celui d’un caprice, ce choix d’exil sembla s’imposer de lui-même. Véritable fenêtre sur le monde, « (.) mon île américaine des Monts-Déserts, comme l’appelaient les navigateurs français qui l’ont découverte au XVIIe siècle (.) est aussi le point du territoire des Etats-Unis que touchent le premier les rayons du matin, et les Indiens qui vivaient dans ces parages portaient pour cette raison le nom de ‘peuple de l’aurore’», écrit-elle .

A l’intérieur de Petite Plaisance, cette « petite maison très simple, avec un grand jardin et beaucoup de livres », elle passera de grands pans de sa vie, à partir des années cinquante. A l’abri des regards, avec sa fidèle compagne américaine Grace Frick, elle travaillera sans relâche à l’élaboration d’une bonne partie de son œuvre, dont les Mémoires d’Hadrien et surtout

L’Œuvre au Noir, qu’elle considérait comme son ouvrage le plus achevé. Durant ces années de labeur et de solitude, où il fallait parfois aller vendre du pain au marché pour améliorer des conditions de vie modestes, Yourcenar trouva moins dans les États-Unis une terre d’accueil qu’un simple refuge, où se livrer au travail d’écrivain pour se concentrer sur une lecture, des recherches, débarrassée de tous ces soucis matériels dont se chargeait Grace avec dévotion.

Elle se plaisait à réaffirmer combien les habitants de son île ne se considéraient pas comme américains. Elle confessait à Matthieu Galey que « le métier d’écrivain est un art, ou plutôt un artisanat, et [que] la méthode dépend un peu des circonstances ».

A ce titre, elle pensait qu’une installation quelque part en Bretagne, à l’extrême sud du Portugal ou au nord-est de Göteborg en Suède, eût été possible au même titre que celle de Monts-Déserts.

Avant son arrivée dans le Maine, elle avait notamment vécu à New York City, sur Riverside Drive, mais également à Hartford (New York), alors qu’elle enseignait à l’université Sarah Lawrence de Bronxville.

Elle était devenue d’ailleurs une conférencière prisée des universités américaines qui lui attribuèrent plusieurs distinctions honorifiques. Son anglais était impeccable et son accent épouvantable.

Logique portrait de cette perfectionniste, curieuse des langues et technicienne du savoir, mais qui, toujours, resta indéfectiblement attachée à cette langue française tel son héros Zénon à sa quête de la vérité ou l’Empereur Hadrien à ses devoirs d’homme d’État.

Lorsqu’elle s’éteignit à Petite Plaisance, entourée de quelques proches, on raconte qu’un sourire illumina soudain une ultime fois ce visage semi-conscient quand un ami, arrivé pour l’accompagner, lui susurra à l’oreille quelques mots de réconfort en français.

C’est ainsi qu’avec ce sourire victorieux et impérial qu’on lui connaît elle rendit l’âme le 18 décembre 1987, certaine que cette langue qu’elle avait maniée, manipulée et travaillée sa vie durant, la récompenserait en lui assurant la postérité ».

Par Florent ALBRECHT