Les âmes fortes

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Les âmes fortes, le film du réalisateur Raoul Ruiz, adapté du roman de Jean Giono, a été présenté dimanche 20 mai 2001 en clôture du Festival de Cannes (hors compétition).

Le cinéaste franco-chilien Raoul Ruiz poursuit son voyage dans la littérature française et, après Marcel Proust ( Le Temps retrouvé, présenté à Cannes en 1999), c’est à Jean Giono et à ses Ames fortes qu’il s’est intéressé.

Une belle pléiade de stars au générique puisque la distribution compte en effet, Laetitia Casta, Arielle Dombasle, John Malkovich, et Frédéric Diefenthal.

Synopsis

Haute Provence, 1945 : toute une nuit durant, un groupe de femmes évoque avec Thérèse (Laetitia Casta), la plus âgée d’entre elles, son parcours ambigu.

1882, soixante-trois ans auparavant. Thérèse a vingt-deux ans. Elle s’enfuit de sa Drôme natale en compagnie de son fiancé, Firmin. (Frédéric Diefenthal) , pour s’installer à Châtillon. Elle remarque bientôt la femme la plus élégante de la ville, madame Numance (Arielle Dombasle), dont la générosité semble sans limite.

Un lien de fascination mutuelle extrêmement puissant se tisse entre ces deux âmes fortes.
Mais Firmin va s’interposer dans cette relation et troubler le jeu… Escroquer les Numance, qui se laissent déposséder de tout sans sourciller.
Madame Numance disparaît pour toujours.
Dès lors, Thérèse ne sera plus jamais la même, trompant son mari, se jouant de ses amants… Ira-t-elle jusqu’au meurtre ?
Au fil de la nuit, se dessine l’histoire d’une vie. Pourra-t-on jamais savoir la vérité sur Thérèse ?

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La biographie de Jean Giono

Giono , le romancier de l’ambiguïté par Alexandre Astruc*

Alexandre Astruc est écrivain et cinéaste. Il vient d’écrire le scénario des Âmes fortes de Giono pour le cinéma.

Giono laisse ses personnages vivre de leur vie propre. Portés par la parole, maintenus à hauteur de regard d’homme par le romancier, ils se débattent dans leur ambiguïté.

Qu’un écrivain de près de cinquante ans, poète lyrique s’il en fût, chantre de cette Haute Provence avec laquelle on veut le confondre, renverse tout d’un coup la vapeur et, en trois ou quatre livres, se révèle comme le plus grand, le plus mystérieux, le plus ambigu des romanciers de son temps, voilà un accident qui n’arrive que deux ou trois fois par siècle dans le royaume des lettres, et auquel je ne pourrais comparer que le voyage initiatique d’un mousse polonais, Joseph Conrad, catalogué comme auteur de romans maritimes, et qui apparaît aujourd’hui comme un des plus profonds analystes des mouvements du cœur humain, l’égal de Meredith ou de Dickens.

Mais en France, et dans la tradition universitaire qui nous ligote, on veut tout épingler. Giono, né et mort à Manosque, sera le hérault, sous ce soleil dont pourtant il a appris à se méfier, de ces paysages abusivement méditerranéens, comme Conrad restera un navigateur au long cours qui, courbé le soir dans sa cabine, rédige ses souvenirs de voyages.

La nécessité littéraire est telle qu’elle fait ployer tout sous sa loi. Les personnages arrivent et s’imposent, et l’écrivain écrira sous sa dictée. Giono a lu Stendhal, Balzac, Dostoïevski, Faulkner, Proust et Herman Melville bien sûr. Près d’eux, il aura appris une certaine morale de l’ambiguïté. Il les regarde, ses personnages, gambader sur la page vierge, la table ouverte non pas sur le paysage provençal, mais sur le blanc du mur, et en même temps il les traque, il les guette, il leur propose ce qui les dépasse, ce qui va bien au-delà de la psychologie et touche à ce qu’il y a de plus profond chez l’homme : la transcendance.

Les deux plus beaux romans de Giono sont, à mon avis, Un Roi sans divertissement et Les âmes fortes. Des êtres simples y sont confrontés avec des passions supérieures, qui sont, ici, le dépouillement de soi et, là, une vaine quête. Notons au passage, pour lever une hypothèque, que l’action de ces romans, panorama lyrique de la connaissance de soi, ne se passe pas en Provence : Les âmes fortes dans les montagnes de la Drôme, Un Roi sans divertissement en Auvergne ou en Ardèche, mais le lieu importe peu. Il faut à Giono des paysages rudes, presque abstraits : c’est un homme des hauteurs, et j’irai même jusqu’à dire: du froid; et je trouve significatif que deux de ses plus beaux livres de ce qu’il faut bien se résoudre à appeler sa première époque, aient pour titre : Colline et Batailles dans la montagne. Le Giono provençal est un leurre, un attrape-nigaud pour touriste en mal de carte postale. Encore une fois, Giono est plus près des abîmes de Faulkner ou de Dostoïevski, que des tuiles rouges des maisons de Sisteron.

Mais comment va se définir l’apport de Giono au roman ? Par une certaine distance qu’il entretient avec les personnages de son imagination : ils ne sont évidemment pas libres, du moins au sens un peu bêta que Sartre donnait à ce mot : libres de rejoindre le maquis du Vercors ou de s’engager dans la LVF, ce qui, aux yeux de Dieu du moins, est rigoureusement indifférent. Giono multiplie les points de vue sur ses personnages rendus  » ouverts  » dans Les âmes fortes par le long récitatif de la veillée funèbre par où débute l’œuvre, et qui doit tout à Tandis que j’agonise de Faulkner. Des bribes de dialogues apparemment sans nécessité apparaissent sous sa plume, magma sur lequel l’histoire prend son essor, histoire portée par le discours, appartenant au discours ; les êtres de chair et de sang s’extraient de la gangue charbonneuse des mots pour détaler dans les ruelles de Châtillon et les sentiers de la Drôme. Giono est d’abord un conteur ; c’est-à-dire un pipeur de dés, un manieur de mots. Il est à son aise dans le mensonge, à qui il aura rendu un magnifique hommage dans le premier livre qu’il ait écrit à tout juste vingt ans : Naissance de l’Odyssée.

Mais très vite la psychologie comme le conte sont dépassés : la petite Thérèse des Âmes fortes découvre, au contact de madame Numance, la fascination qu’un être peut exercer sur un autre. Giono est un avaleur d’âmes. Lui, le paysan rusé, il ne déploie pleinement ses ailes que dans le sublime. Madame Numance se laisse dépouiller jusqu’à son dernier sou par un sort dramatique qui tient à ce que Balzac a de plus grand, et Thérèse, la petite paysanne repliée sur elle-même, devient à son tour une âme forte, allant jusqu’à faire tuer son mari. Mais qu’est-ce qui meut en définitive madame Numance et Thérèse : rien, si peu que rien, la passion de l’absolu.

Giono maintient ses personnages à hauteur de regard d’homme, comme le cinéaste derrière sa caméra. Il les laisse se débattre dans leur ambiguïté, jamais trop près d’eux, jamais trop éloigné, mais le mystère qui les accompagne rejaillit sur lui. Le livre fini, le manuscrit terminé, il en referme les pages : le mystère qui a marché de pair aux côtés de ses personnages, et qui est celui des grandes aventures, reste entier.

Je vois en Giono, avec Bernanos, le plus grand romancier que nous ayons en ces temps de dogmatisme oiseux et de fausse avant-garde : I’un comme l’autre sont confrontés avec des êtres simples, mais démultipliés par ce qui les dépasse. On ne peut réduire le roman à une échelle simplement humaine : il y faut le regard de Dieu.

Giono est le romancier de l’ambiguïté. Nés dans la parole, portés par la parole, ses personnages vivent leur vie propre, s’influençant les uns les autres, et peut-être dans Les âmes fortes, la petite Thérèse n’apparaît-elle que pour permettre, à travers la passion que celle-ci lui porte, à madame Numance d’aller jusqu’au bout d’elle-même dans la générosité et le dépouillement de soi, tout comme cette dernière, en s’effaçant et disparaissant, va permettre à Thérèse de devenir une sorte de sœur jumelle noire — un négatif — de son initiatrice, se réalisant dans la violence et la cruauté.

Autre chose : dans son article sur Moby Dick, Sartre — encore lui, et décidément mal inspiré — reproche à Giono, le terrien, de n’avoir compris qu’en laboureur le périple initiatique du capitaine Achab. C’est ne rien comprendre ni à Giono, ni à Melville, ni à la terre, ni à l’océan. La mer, pour Melville, dont le sous-titre de son roman, Pierre ou les ambiguïtés, pourrait convenir à toute l’œuvre de Giono, n’est que le lieu tragique où le héros poursuit inlassablement sa baleine blanche, tout comme chez Giono, le protagoniste d’Un Roi sans divertissement, sur la neige glacée que le sang souillera comme il a souillé l’écume, s’en va dans une quête solitaire, à la recherche de son loup. Et puis, pensons à la façon avec laquelle Homère parle de la mer, l’ennemie d’Ulysse, celle dont, inspiré par Athena, il vaincra la duplicité : il dit que les rames labourent la mer, qu’elles les flagellent, langage de paysan.

La mer n’est pas plus l’objet des romans de Melville, de Conrad ou de Stevenson, que la terre ne l’est pour Giono. Ce qui compte, c’est cette distance mystérieuse qui relie l’auteur à ses personnages, et, à travers eux, à la pulsion qui les mène et les dépasse. Dirai-je si ce mot n’avait été galvaudé, que Giono, tout comme ses grands maîtres — ses pairs — est un romancier métaphysique : ce paysan est un mystique. Il est visité par l’au-delà. Mais il reste un conteur, magicien du détail exact, du concret. Voyez, dans Les ames fortes, la description de l’auberge où atterrit Thérèse au début du livre, sorte de caverne d’Ali Baba, de caravansérail, traversé par les jurons et les coups de fouet des postillons des diligences descendus de Valence ou de Lus — et regardez aussi comment Giono peint Thérèse enceinte sur ses remparts, guettant comme une araignée cette madame Numance que sous le prétexte de se donner à elle de toute son âme, elle enserrera dans sa glu.

C’est la fable du serpent et du lapin : choc de deux femmes supérieures que leur destin relie l’une à l’autre : Madame Numance pour arriver au dénuement et à la charité, Thérèse pour, après la disparition de sa bienfaitrice, se muer en mante religieuse qui accumule amants et enfants et n’hésite pas à faire tuer son mari. Encore une fois, il faut aller un peu plus loin que la simple psychologie et comprendre que ce qui meut ces deux femmes, dont les destins finissent par se rejoindre dans la folie, c’est cette quête du mystérieux qui les dépasse et qui n’a pas de nom dans le vocabulaire courant.

Un roman n’est grand que s’il pousse devant lui, au détour d’une page, des êtres qui vivent leur vie propre et qui les dépassent comme ils sont dépassés par lui: sinon ce n’est qu’une cotte de maille, un mannequin d’osier, au plus un objet de conversation pour les salons.

J’ai lu Les âmes fortes une première fois à l’âge de vingt ans à leur parution, au lendemain de la Libération — fruit d’un long labeur dans une époque à la fois close et troublée ; je l’ai relu cinquante ans plus tard, dans la perspective d’un film à faire ; l’émotion n’était pas émoussée, les images en étaient restées intactes, fixées dans ma mémoire, comme si elles avaient vécu en moi toute cette longue durée, et j’ai retrouvé la même excitation romanesque, le même bonheur d’écrire et de créer; sauf que, à la lumière de cette tyrannie intellectuelle et pseudo d’avant-garde que nous avions vécue tout ce demi-siècle, l’œuvre avait pris une dimension lyrique et prophétique que je n’avais pas pu distinguer à ce moment-là.

Je tiens Jean Giono pour le plus grand romancier contemporain que nous ayons.

* Cet article paru in Le magazine littéraire N° 329, consacré à Jean Giono provient du dossier de presse du film.

Personnages principaux du film

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Thérèse : On lui donnerait le bon Dieu sans confession… Cette très jolie petite paysanne a tôt fait de découvrir qu’elle peut facilement tromper son monde et que personne ne peut être son maître.
Thérèse rend-elle à madame Numance la passion que celle-ci lui porte ? S’identifie-t-elle à madame Numance, ou s’oppose-t-elle à elle de toute sa haine ?
Si elle fait tuer son mari, est-ce pour venger les Numance qu’il a anéantis, ou pour apaiser sa soif de domination toute imprégnée de mépris ?

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Firmin : Le mari de Thérèse est un jeune homme de vingt-cinq ans, plutôt beau et débrouillard. Il a organisé leur fugue et leur nouvelle vie à Châtillon. S’il est matois et rusé, il n’est pas fin psychologue. Il ne comprend pas la passion de Thérèse pour madame Numance. Thérèse l’inquiète parfoi par les plans qu’elle échafaude. Est-il un benêt gouverné par sa femme, ou un subtil calculateur ?

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Madame Numance : Une femme exquise, distinguée, généreuse : la bienfaitrice de Châtillon, qui donne pour toutes les bonnes œuvres, qui a un mot gentil et un sourire pour chacun. La quarantaine, fluette, elle suscite le respect, l’admiration… et des rumeurs. Est-elle un ange de la générosité, ou la démesure de ses largesses la transforme-t-elle en démon ?

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Monsieur Numance : Un homme élégant et discret, affable sans être familier. Il aime inconditionnellement son épouse, qui peut tout lui demander. Le cœur sur la main, mais sans coup d’éclat : un ange dans l’ombre.

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Reveillard : Son nom cingle comme sa profession : usurier. Froid, taciturne, précis, il connaît l’évaluation exacte des biens de chacun. Pour un homme comme lui, qui spécule et thésaurise, les Numance sont des fous qui jettent l’argent par les fenêtres. Reveillard les hait, il guette sa proie.

Rampal : Le chef du chantier de construction du chemin de fer est un homme solide à l’autorité naturelle. Dès qu’il rencontre Thérèse, il la désire. Très sûr de lui, dirigeant toute son équipe avec poigne, il se fait à son tour mener par Thérèse.

Le Muet : Le cocher de la diligence est un beau gaillard au regard doux, aux manières rassurantes. Jusqu’au bout, il sera aux côtés de Thérèse, l’aimant simplement, respectueux de sa liberté et de ses choix.

Les femmes de la veillée : Elles sont trois, dans une sorte de chœur antique, à questionner Thérèse sur son passé.

Les âmes fortes vues par…

«  C’est l’un des grands chefs-d’œuvre du roman moderne, une œuvre aussi peu stendhalienne que possible, si elle a des ancêtres, ce sont plutôt Balzac, Dostoïevski et Faulkner, elle est à la fois trouble, contradictoire et violemment burinée : gravée à l’eau-forte. » Pierre Citron

« Des êtres simples y sont confrontés avec des passions supérieures, qui sont, ici, le dépouillement de soi et, là, une vaine quête.  » » Alexandre Astruc

« Giono écrit Les âmes fortes de décembre 1948 à août 1949. La virtuosité narrative et ce face à face qui caractérise plus d’une Chronique, d’une avidité et d’une générosité aussi passionnées l’une que l’autre, sont ici portées à leurs limites. » Henri Godard

«  Les âmes fortes, un des romans les plus neufs et les plus puissants de Giono, et l’un des plus sombres » Pierre Citron

«  … ce qui meut ces deux femmes (Thérèse et madame Numance), dont les destins finissent par se rejoindre dans la folie, c’est cette quête du mystérieux qui les dépasse et qui n’a pas de nom dans le vocabulaire courant. » Alexandre Astruc

Fiche Technique du film

Drame (France)
De Raoul Ruiz avec Laetitia Casta (Thérèse), Frédéric Diefenthal (Firmin, le fiancé de Thérèse), Arielle Dombasle (Madame Numance), John Malkovich (Monsieur Numance), Charles Berli, Jean-François Balmer…, 2001.
Scénario : d’après l’œuvre de Jean Giono / Alexandre Astruc / Alain Majani d’Imguimbert / Mitchell Hooper et Eric Neuhoff.
Production : MDI Productions / Les Films du Lendemain
Distribution : Gemini Films / Président Films