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Edith Wharton (1862-1937)

«On peut répandre la lumière de deux façons : être la bougie, ou le miroir qui la reflète.»
Edith Wharton

La vie et moi de Edith Wharton

Dans La vie et moi (1), seul texte autobiographique où Edith Wharton s’est vraiment "laissée aller", elle évoque le baiser que lui donna un petit cousin. Cet éveil des sens eut lieu à New York sur la Cinquième Avenue, en hiver : elle avait moins de quatre ans et se promenait avec son père. La situation est déjà totalement symbolique : mère absente, père présent, narcissisme comblé car elle portait son "meilleur bonnet" en satin blanc et dentelles. Déja éclatent ce qu’Edith Wharton avoue être les deux instincts "les plus profondément ancrés dans ma nature : le désir d’être aimée et celui de paraître jolie". Mais en fait sa mère, si belle, ne l’aimait pas. Ce fut une éducation avec des manques et des refus, où seuls la consolent "les petits chiens et les garçons". Son premier jeune amoureux sec nomme "Fearing", (qui a peur). Triste présage. Sa vie sensuelle fut courte : il y eut d’abord le difficile mariage avec Teddy Wharton, terminé par un divorce, après une entente physique désastreuse : Edith tombe malade, prise de vomissements ; tout semble indiquer une répulsion conjugale. Ce n’est pas Teddy qui fait son "éducation" : plutôt l’ami fidèle et cultivé Walter Berry. Puis, vers 45 ans, il y eut une liaison brève, violente (de son point de vue à elle) avec un journaliste Don Juan, Norton Fullerton. On dirait, à lire ses poèmes d’amour, tant ils étonnent par leur érotisme, qu’elle était encore vierge. Qui sait ? Ils n’auront que quelques nuits — c’est-à-dire quelques heures — quelques heures de plaisir dans toute une vie de femme.

Telle fut son éducation sentimentale : l’amour du père, l’instinct, l’amour des animaux, le carcan du social, l’amitié amoureuse. (Elle n’eut pas d’enfants, pas de petit garçon, mais plusieurs chiens.) Le père : au fond c’est lui qui l’a initiée à travers la tendresse. Ce premier "amour" sera inclus dans les amitiés pour ces hommes célèbres, cultivés, qu’elle connut à Paris ou en Italie, ainsi Henry James pris par ses amitiés "homosensuelles" comme le dit joliment Leon Edel, ou Bernard Berenson. Instruite par tout cela, elle apprend que la vraie vie est dans ce qu’elle peut apprivoiser : les fleurs, les tissus, l’encre, surtout l’écriture. Le texte Ma vie et moi, qui double son autobiographie, demeure inachevé, mais tout y est inclus. On aimerait mieux savoir ce qu’elle veut dire quand elle parle "d’atroces tortures morales" ressenties au cours de ses vagabondages en Europe, de sa "haine de la laideur" qu’elle éprouve toute petite fille, qui n’est peut-être que l’envers de la peur qu’elle éprouve de la beauté, cruelle et coquette, qu’est sa mère. Qu’est-ce donc que cette "haine froide" qu’elle est incapable de surmonter, à Paris, pour la mère de son professeur de danse "ratatinée et barbue", répulsion dont elle éprouve une culpabilité terrible ? Ses dégoûts sont aussi puissants que ses instincts — tout cela sera bridé, refoulé. Dire la vérité, avouer ses répulsions devient un cauchemar. On le voit dans toute son œuvre où la vérité est frôlée, sous-entendue. L’allusion dévorante remplace le cri. Se taire devient son éducation à elle : taire ce qui concerne le corps, le sexe, le plaisir. Car elle adore les petits garçons de Newport mais cela ne se dévoile pas : elle bifurque sur le joli, la décoration, la toilette. Sur l’amitié amoureuse où la " vieille chèvre barbue " n’apparaît pas.

Cette éducation sentimentale se fait toute seule, entre le moi et le soi, ce qui donne une œuvre puissante, concentrée, sans illusions. Ne pas dire, ne pas avouer, voilà la vraie richesse. Alors elle étale ses "biens" visibles : ses maisons, énormes, ses relations, ses voitures, ses réceptions, ses robes. Mais pendant tout ce temps, bien installée rue de Varenne, elle décrit l’horreur d’humbles destins en Nouvelle Angleterre, l’histoire de vieilles filles frustrées, flouées, d’adultères punis, de passions trompées. Ses amitiés sont prestigieuses : Henry James, Anna de Noailles, Paul Bourget. Mais c’est l’ami de toujours, Walter Berry, qui compte : elle brûlera toutes ses lettres écrites pendant quarante-cinq ans. Au cours de la rupture avec Morton Fullerton, elle reste digne, bien élevée. Pas de scènes ni de cris ; quelques lettres : on ne casse pas de vaisselle dans l’écriture salvatrice. Le dévoilement tue : toute son œuvre est une variation sur ce thème.

C’est seule, aussi, qu’elle a appris à lire, prenant un mot pour un autre. Ainsi lui est-il arrivé de confondre le mot "concert" avec le mot "conjoint" dans un poème de Tennyson où elle croit comprendre que le premier don d’un époux est de faire entendre à l’épouse une musique merveilleuse, céleste… Quand on pense au choc que dut être sa nuit de noces…

(I) Edith Wharton : Les chemins parcourus, autobiographie suivi de Ma vie et moi, éd. Flammarion. Traduction et postface de Jean Pavans.

Diane de Margerie, Le magazine littéraire, n°304, Novembre 1992

 

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