Jean-Jacques Rousseau

Introduction

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« Chaleur, mélodie pénetrante, voilà la magie de Rousseau. Sa force, comme elle est dans l’Emile et le Contrat Social, peut-être discutée, combattue. Mais par ses Confessions, ses Rêveries, par sa faiblesse, il a vaincu; tous ont pleuré. » Jules Michelet, Histoire de la Révolution française 1847

Le XVIIIe siècle est avant tout pour le lecteur moderne celui de l‘Encyclopédie, de la Raison contestataire et libératrice, prélude aux bouleversements de 1789. C’est le siècle des Lumières, de la critique religieuse et politique, où l’on commence à parler de bonheur sur terre. Le courant rationaliste, que l’on retient le plus souvent, ne doit pourtant pas occulter un autre mouvement, qui lui fait la part belle au rêve et à l’imagination : la sensibilité est une autre manière de comprendre le monde. Jean-Jacques Rousseau est, avec son admirateur Bernardin de Saint-Pierre, le principal représentant de ce courant. Inséparable de son ennemi Voltaire dans le Panthéon des écrivains et dans la célèbre chanson de Gavroche, il demeure un auteur et un penseur original, dont l’influence s’étend largement sur le siècle suivant.

Nathalie Cros

Biographie

La vie de Rousseau nous est connue, notamment grâce à une abondante œuvre autobiographique, dont l’ouvrage le plus célèbre reste les Confessions. Commencées en 1764, elles ont pour ambition de donner une image vraie de leur auteur, et par là de le défendre contre des accusateurs qu’il voit toujours plus nombreux. Avant de revenir sur les enjeux de cette entreprise « qui n’eut jamais d’exemple et dont l’exécution n’aura point d’imitateur » selon Rousse au, observons le parcours biographique qu’elle retrace.

On peut distinguer dans les Confessions quatre périodes séparées par des ruptures marquées :

1712-1728 : livre I. C’est la période de l’enfance heureuse et des premières déceptions. Rousseau naît le 28 juin 1712 à Genève, république calviniste. « Ma naissance fut le premier de mes malheurs », dit-il : sa mère meurt en lui donnant le jour. Le petit Jean-Jacques est successivement confié par son père, modeste horloger, à son oncle, au pasteur Lambercier, à un greffier que ne satisfait pas le jeune apprenti, et à un graveur brutal et injuste. Rousseau a vécu cette période comme une dégradation progressive, au cours de laquelle son innocence et sa pureté originelles sont mises à mal. L’enfant sensible et aimant apprend, à force de mauvais traitements, à se révolter, à mentir et à voler. Cette période s’achève brutalement par la fuite de Genève le 14 mars 1728.

Les années 1728-1749 (des livres II à VII inclus) constituent  une période de formation et de gestation pour Rousseau. De 16 à 37 ans. Seul et sans ressources après sa fuite, il est recueilli par Madame de Warrens, qui l’envoie à Turin se convertir au catholicisme et se faire baptiser. Cette conversion, sur laquelle il reviendra par la suite, est vécue par Rousseau comme un traumatisme, et le portrait des catéchumènes et de leur entourage n’est guère flatteur pour la religion dominante. Après quelques péripéties, il reste au service de Madame de Warrens, qui devient sa protectrice et se charge de son instruction, bien négligée jusqu’à ce moment. « Petit » et « Maman », comme ils se nomment affectueusement l’un l’autre, vivent alors des moments idylliques aux Charmettes. Cependant la maladie oblige Rousseau à s’éloigner, et le goût des voyages qui le tient depuis toujours lui fait prolonger l’aventure. À son retour auprès de Madame de Warrens, il se rend compte avec la plus grande amertume qu’il a été détrôné dans le cœur de son idole. Il quitte alors sa protectrice. Sa passion pour la musique lui fait concevoir un système de notation entièrement nouveau, qui pourtant ne reçoit pas le soutien de l’Académie des sciences. Après un début de carrière diplomatique peu en accord avec son caractère, Rousseau se met en ménage avec Thérèse Levasseur, modeste servante d’auberge, rencontrée en 1745. Les cinq enfants qu’elle lui donne sont confiés aux Enfants-Trouvés, l’Assistance publique de l’époque. L’auteur de l’Emile allèguera plus tard l’impossibilité où il se trouvait alors de les élever correctement, mais cette série d’abandon fournira des armes acérées à ses ennemis, pour qui un bon pédagogue doit être aussi un père exemplaire.

À cette époque, Rousseau se lie au milieu des philosophes et collabore à l’Encyclopédie par des articles consacrés à la musique. Il apporte son soutien à Diderot, emprisonné à la suite de la Lettre sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient en 1749. Sur le chemin qui mène à la prison de son ami, se produit « l’illumination de Vincennes », qui va décider de ses œuvres majeures, de l’orientation de sa pensée et de son originalité. C’est à ce moment précis qu’il conçoit en effet l’idée du Discours sur les sciences et les arts, qui lui vaut le premier prix d’un concours proposé par l’académie de Dijon : « Si le progrès des sciences et des arts a contribué à corrompre ou à épurer les mœurs. »

1749-1762 : des livres VIII à XI. Connu comme penseur et non comme musicien, Rousseau compose ses œuvres majeures. Cette période s’ouvre sur la « querelle des bouffons », qui oppose les partisans de la musique française et italienne, et qui se ferme sur la condamnation de l’Emile. Son premier discours propose la thèse selon laquelle l’homme est bon par nature ; c’est la société qui, en l’éloignant de ses vertus primitives, le corrompt et le dénature. Le progrès, tant vanté par les penseurs de son époque, est selon lui un mirage qui apporte plus de maux que de bienfaits. Voltaire couvre alors Rousseau de sarcasmes, et affecte de voir en lui un rétrograde dont les pensées lui donnent envie « de marcher à quatre pattes ». Le discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes confirme les thèses de l’un et la désapprobation de l’autre. En 1758, Rousseau se brouille avec d’Alembert à propos de l’article « Genève » de l’Encyclopédie, auquel il répond par la Lettre à d’Alembert sur les spectacles : au centre de cette brouille, la condamnation par Rousseau du théâtre, et le soutien qu’il apporte aux autorités de Genève qui interdisent ce type de spectacles dans leur ville. Rousseau est de plus en plus seul et contesté, même Diderot l’abandonne. En 1761, son roman, La Nouvelle Héloïse, remporte un grand succès auprès du public, mais reçoit la condamnation des autorités genevoises. Le Contrat Social et l’Emile sont eux interdits par le Parlement de Paris en 1762. Menacé, Rousseau doit fuir et se réfugie à Môtiers.

1762-1778 : les dernières années, marquées par la solitude et l’isolement. Rousseau se sent persécuté, par le « complot » qu’il croit être fomenté contre lui à l’instigation de Grimm, Voltaire et d’Holbach. Il faut dire, pour justifier au moins en partie cette paranoïa, que les attaques contre lui se multiplient de tous côtés avec une violence déconcertante. Par exemple, ses concitoyens, auprès desquels il pensait trouver refuge, brûlent publiquement ses livres. En 1764, un violent pamphlet de Voltaire,  » le sentiment des citoyens », attise contre lui la vindicte populaire, et sa maison de Môtiers est lapidée. Cette époque est celle de l’autobiographie : Les Confessions (commencées en 66), les Dialogues (1772-75, justification agressive), et enfin les Rêveries du promeneur solitaire (commencées en 76). Seul et malade, revenu à Paris, Rousseau entreprend de se raconter et de se justifier. Il trouve quelque consolation dans la rêverie et dans l’herborisation. Il meurt le 2 juillet 1778, laissant sa dernière œuvre inachevée.

Nathalie Cros

Oeuvres

L’oeuvre critique de Rousseau

Rousseau et la société

Étapes et fondements de l’oeuvre autobiographique de Rousseau

L’oeuvre critique de Rousseau

Discours sur les sciences et les arts, dissertation philosophique et morale, 1750.

Rousseau s’oppose aux idées développées par Voltaire dans les Lettres philosophiques et dans Le Mondain. Le Discours se compose de deux parties : dans la première, il convoque des exemples tirés de l’histoire de Sparte, d’Athènes et de Rome, puis de celle des états modernes. Il constate ainsi que le progrès aboutit à la corruption des mœurs d’une société. Dans la seconde partie, Rousseau apporte une explication théorique des faits précédemment constatés.

Discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes, essai de philosophie politique, 1755.

Rousseau répond encore à une question posée par l’Académie de Dijon : « Quelle est l’origine de l’inégalité parmi les hommes ; et si elle est autorisée par la loi naturelle. » Selon lui, l’inégalité parmi les hommes naît essentiellement de la propriété, qui elle-même découle de l’évolution de l’homme et de son éloignement de l’état de nature. Cet état, évoqué dans la première partie du discours, doit être considéré comme ce qu’il est : une utopie, un état idéal dans lequel la nature humaine peut se développer dans toute sa perfection. Il s’agit donc d’une référence philosophique, non d’un repère historique repérable sur un axe temporel. L’homme originel est simple et robuste, indépendant et heureux, et l’exercice de sa force est tempéré par la pitié. Poussés par le sentiment de perfectibilité, les hommes s’associent et s’organisent et forment la société civile, dont l’acte de naissance est la première affirmation de la propriété : « ceci est à moi ». C’est alors que se créent les inégalités, qui ne feront que croître et se renforcer avec le temps et les traditions. En effet, une telle évolution est irréversible. Il ne saurait donc être question de revenir en arrière, et le pessimisme de Rousseau n’est pas le corollaire d’une pensée rétrograde, comme Voltaire a feint de le croire.

Lettre à d’Alembert sur les spectacles, pamphlet, 1758.

C’est une réponse à l’article « Genève » de l’Encyclopédie, dans lequel d’Alembert, inspiré par Voltaire, demandait l’établissement d’un théâtre à Genève où, depuis Calvin, les représentations étaient interdites. Rousseau répond en présentant son point de vue sur le théâtre. Selon lui, la tragédie est condamnable, parce qu’elle excite les passions, et la comédie parce qu’elle ridiculise la vertu. En outre, les comédiens, dont les mœurs sont dépravées, offrent un exemple déplorable aux honnêtes citoyens. Rousseau s’oppose encore une fois à Voltaire, lui-même auteur dramatique, et à Diderot qui a élaboré le drame bourgeois. L’une des cibles principales de sa critique est Le Misanthrope de Molière : la vertu ridiculisée aux yeux du public mondain. On ne peut s’empêcher de penser à Rousseau, si mal à l’aise dans les salons et si maladroit dans les conversations mondaines…

Je trouve que cette comédie nous découvre mieux qu’aucune autre la véritable vue dans laquelle Molière a composé son théâtre, et nous peut mieux faire juger de ses vrais effets. Ayant à plaire au public, il a consulté le goût le plus général de ceux qui le composent : sur ce goût, il s’est formé un modèle, et sur ce modèle un tableau des défauts contraires, dans lequel il a pris ses caractères comiques, et dont il a distribué les divers traits dans ses pièces. Il n’a donc point prétendu former un honnête homme, mais un homme du monde, par conséquent il n’a point voulu corriger les vices, mais les ridicules ; et, comme j’ai déjà dit, il a trouvé dans le vice même un instrument très propre à y réussir. Ainsi, voulant exposer à la risée publique tous les défauts opposés aux qualités de l’homme aimable, de l’homme de société, après avoir joué tant d’autres ridicules, il lui restait à jouer celui que le monde pardonne le moins, le ridicule de la vertu : c’est ce qu’il a fait dans Le Misanthrope.

Rousseau, Lettre à d’Alembert sur les spectacles.

Rousseau et la société

Julie ou La Nouvelle Héloïse, roman épistolaire, 1761.

Dans les Confessions, Rousseau se souvient de ses premières lectures : ce sont les romans d’amours laissés par sa mère. Ces lectures, faites avec avidité, font sur le jeune Jean-Jacques une très forte impression. C’est, dit-il, le « temps d’où je date la conscience de moi-même ». Plus tard, son imagination exaltée lui fait concevoir des objets propres à la fixer, et c’est ce qui l’aide à supporter les mauvais traitements de son maître, le graveur Ducommun. Mais parallèlement, Rousseau nourrit une grande méfiance à l’égard du genre romanesque, qui exalte de façon dangereuses les illusions du lecteur, ou plus exactement de la lectrice, car le public romanesque est principalement féminin.

Pourtant, c’est le roman qui semble la forme la plus adaptée à un projet qui naît en 1756, alors que Rousseau vit retiré à l’Ermitage, auprès de Madame d’Epinay : son cœur aimant ne trouve pas d’objet où fixer son affection. Alors, il invente des êtres selon son cœur, deux jeunes femmes, l’une brune et l’autre blonde, l’une vive et l’autre douce, avec lesquelles il échangerait toute une correspondance. C’est ainsi que s’ébauche la Nouvelle Héloïse, et que les personnages de Julie, Claire et Saint-Preux s’élaborent. La forme épistolaire permet une multiplication des points de vue et une variété des voix, propres à créer une composition symphonique que devait apprécier Rousseau, par ailleurs auteur d’un opéra.

L’héroïne, Julie d’Etanges, aime Saint-Preux, son précepteur. Cet amour est pur et vertueux, innocent selon la nature. La pureté des sentiments est également représentée par l’amitié qui unit les deux jeunes gens et Claire. Mais la société contrarie les amours innocentes : Julie doit épouser Monsieur de Wolmar, et malgré sa volonté de résister à ses sentiments, elle finit par succomber. En effet, alors que la nature est franche, la société produit le mensonge et tolère l’adultère. Julie refuse ce mensonge social et se confie à son mari, qui la soutient et lui renouvelle sa confiance en rappelant Saint-Preux : dans la microsociété idéale de Clarens, la liberté, la vertu, le bonheur et la vérité règnent. Clarens est sans doute la réponse à l’aporie soulevée dans le Discours sur l’inégalité : l’état de nature est perdu pour jamais, et les dégradations dues au progrès sont irréversibles, mais il est possible au moins en théorie de créer un état ultérieur, qui rétablirait les conditions de l’état de nature dans une société maîtrisée. C’est un monde selon le cœur de Rousseau, où vit une communauté heureuse.

Autre paradoxe : c’est un roman, genre qui par excellence est souvent décrié pour son immoralité, qui propose le tableau édifiant de la lutte victorieuse de la vertu contre les passions. Le combat de Julie et de Saint-Preux ne se déroule pas sans souffrances ni sans difficultés. La mort héroïque de Julie est certes consécutive au sauvetage d’un de ses enfants de la noyade. Mais elle paraît sur son lit de mort comme une martyre, une figure quasi-christique du sacrifice à la vertu. C’est donc dans le cadre d’une fiction que Rousseau va développer ses théories morales, adaptant ainsi les moyens à la fin : c’est que le public auquel l’auteur veut s’adresser est justement ce lectorat mondain et féminin, grand amateur de romans.

Le contrat social, essai de philosophie politique, 1762.

Rousseau établit que toute légitimité politique se fonde sur la communauté et la volonté générale. Ainsi, si nul n’a le droit d’aliéner au profit d’un autre sa liberté morale et civique, il est souhaitable que les hommes concluent entre eux un pacte, un contrat : l’individu renonce à une liberté absolue et se soumet aux règles dictées par l’intérêt général. En échange, la communauté garantit la sécurité de chacun et le respect des règles et des droits ainsi établis.

Rousseau s’inspire en partie des idées de Montesquieu et des théories de Hobbes et Locke. Le Contrat Social est essentiel dans l’histoire des idées politiques : les révolutionnaires, comme Robespierre ou Saint-Just y trouveront une source d’inspiration, ainsi que la déclaration des Droits de l’homme et du citoyen de 1789.

Émile ou De l’éducation, traité d’éducation, 1762

On a vu comment la Nouvelle Héloïse tentait de répondre au moins partiellement au problème soulevé par l’opposition apparemment irréductible entre nature et culture. L’Emile aborde la question sous l’angle pédagogique en proposant un idéal d’éducation qui forme un être à la fois sociable et non dénaturé. La société à laquelle Emile est préparé est celle du Contrat social.

Le traité est composé de cinq livres retraçant les étapes chronologiques de ce programme éducatif. Le livre I est consacré à la première enfance, et aux toutes premières impressions et sensations. Le livre II suit l’enfant, en gros de deux à sept ans : le précepteur guide le développement de sa sensibilité et de son raisonnement. L’expérience pratique, la découverte par soi-même, ainsi que l’éducation physique jouent un grand rôle. Le livre III (de sept à douze ans) aborde l’éducation de l’intelligence : l’observation de la nature fournit la matière à des leçons d’astronomie, de physique, etc. Dans le même temps, Emile est formé à un métier manuel, pour être capable au besoin de gagner sa vie : il sera menuisier.

Dans le livre IV, Emile a seize ans : la vie morale et sensible s’éveille en lui. Il est temps d’aborder les questions de sexualité, de morale et de religion. C’est ici que prend place la célèbre Profession de foi du vicaire savoyard, dans laquelle Rousseau définit la religion naturelle.

Dans le livre V, il s’agit de marier Emile. Il rencontre, aime et épouse Sophie, une jeune fille que l’on a élevée dans les mêmes principes que lui. C’est ainsi qu’est envisagé le problème de l’éducation des filles.

L’ouvrage est condamné par le Parlement, en particulier à cause de la Profession de foi du vicaire savoyard. Ce programme pédagogique idéal offre une vision novatrice de l’enfance.

Étapes et Fondements de l’oeuvre autobiogarphique

Les Confessions

Dès 1761, Rousseau a pensé aux Confessions, juste après avoir terminé la Nouvelle Héloïse. L’idée de départ lui est donnée par son libraire (on dirait aujourd’hui son éditeur) suisse, Rey, qui lui demande d’écrire sa vie pour faire une préface à ses œuvres complètes. Rousseau accepte pour plusieurs raisons :

– Il a vécu en décembre 1761 une crise au cours de laquelle il s’est cru mourant (une sonde s’est cassée dans son urètre). Il a alors épousé Thérèse et fait rechercher ses enfants. Il souhaite rentrer dans un certain ordre social, dresser le bilan de sa vie, réparer ses fautes, écrire une sorte de testament. Cependant, ce projet de préface reste sans suite.

– 1762 est l’année d’une deuxième crise, celle d’un homme de lettres dont on veut mutiler et faire disparaître l’œuvre. En particulier, la persécution par les autorités dont il est l’objet est en partie à l’origine de l’angoisse du complot. Le 9 juin, Rousseau est décrété de prise de corps par les autorités genevoises et le 1er juillet, invité à quitter le canton.

Le 10 juillet 1762, Rousseau écrit à Frédéric II de Prusse pour lui demander asile dans une enclave prussienne, à Môtiers, dans le Val de Travers. Il y réside jusqu’en septembre 1765.

Le 29 juillet 1762 meurt Madame de Warens. Il entreprend la rédaction des Confessions. Fin 67 il achève les 6 premiers livres (sa vie de 1712 à 1742). Pendant ce temps, la persécution continue : durant l’automne 1763, le procureur général Tronchin publie les Lettres écrites de la campagne, justifiant la condamnation de Rousseau par le grand conseil genevois. Rousseau répond le 9 juin 1764 par les Lettres écrites de la montagne. Le 27 décembre, Le sentiment des citoyens apprend que l’auteur de l’Emile a déposé ses enfants aux Enfants-Trouvés. Le texte est de Voltaire.

En 1765, Les Lettres écrites de la montagne sont brûlées à La Haye puis à Paris. À Môtiers, le 6 septembre, un prêche excite la population contre lui ; la maison de Rousseau est lapidée dans la nuit. Rousseau se réfugie sur l’île Saint Pierre.

En 1771, sous la pression de Mme d’Epinay, qui redoute les indiscrétions des Confessions, la police interdit les lectures publiques des 6 derniers livres. Peu à peu, Rousseau acquiert la conviction d’un complot universel

Les dialogues, Rousseau juge de Jean-Jacques

C’est dans cet état d’esprit qu’il écrit entre1772 et 1776 les Dialogues ou Rousseau juge de Jean-Jacques, justification virulente et agressive. Le 24 février 1776, il se dirige vers le chœur de Notre Dame avec l’intention de déposer son œuvre justificatrice sur l’autel. Des grilles qu’il n’avait pas vues jusque-là l’en empêchent. Rousseau éprouve tout d’abord un vertige de sentir que Dieu aussi est ligué contre lui. Puis il se rend compte que la Providence lui envoie un signe pour lui indiquer qu’il doit chercher un destinataire compréhensif. La crise de 1761 avait occasionné un échange de lettres avec Malesherbes, directeur de la librairie royale, qui tente alors de l’apaiser. En janvier 1762 il écrit Les lettres à Malesherbes, quatre lettres successives, « sans brouillon, rapidement, à traits de plume », qu’il a ensuite considérées comme l’ébauche des Confessions. Ces lettres constituent un autoportrait thématique où se manifeste un besoin anxieux de se justifier et de s’expliquer qui ne cessera de hanter Rousseau.

1765-1770 (édition posthume 1782-89) : les 12 livres des Confessions.

Une entreprise du domaine non de la vérité mais de l’authenticité. « Celle-ci n’exige pas que la parole reproduise une réalité préalable, mais qu’elle produise sa vérité dans un développement libre et ininterrompu » (Starobinski)

Quelques remarques sur l’autobiographie :

Définitions de l’autobiographie

Pour Jean Starobinski, trois conditions sont nécessaires :

– Une identité du narrateur et du personnage principal (le héros de sa narration)

– Majoritairement la narration et non la description

– La notion de parcours ou de tracé d’une vie.

La réflexion autobiographique établit un double écart :

– Un écart temporel

– Un écart d’identité (entre le « je » actuel, sujet, et le « moi » révolu, objet)

Définition de P. Lejeune (Le pacte autobiographique) : « récit rétrospectif en prose qu’une personne réelle fait de sa propre existence, lorsqu’elle met l’accent sur la vie individuelle, en particulier sur l’histoire de sa personnalité. »

Cette définition se fonde sur différentes catégories :

– La mise en forme du langage (récit en prose)

– La situation de l’auteur (identité auteur-narrateur)

– La position du narrateur (identité narrateur-personnage principal)

Les différents pactes

Le pacte autobiographique :

Affirmation dans le texte de l’identité auteur-narrateur-personnage. Choix de s’exprimer à la première personne. Le pacte est scellé par le nom.

– Le pacte référentiel :

Il inscrit le texte dans le champ d’expression de la vérité. Affirme l’authenticité (à différencier de l’exactitude). La vérité de l’existence réelle est invérifiable, mais le texte affirme sa vérité propre. Donne du modèle une idée subjective : impossible référence au hors-texte, invérifiable par ailleurs. Rousseau propose une vérité intérieure.

Spécificité des Confessions

Rousseau emprunte le titre de son livre à Saint Augustin, théologien et philosophe, père de l’église latine du IVe siècle. Il raconte sa jeunesse et ses erreurs pour rendre grâce à Dieu de lui avoir permis de se convertir, mais aussi « afin que quiconque le lise, et moi-même, nous concevions la profondeur de l’abîme d’où il nous faut crier vers vous ». Autre influence, les Essais de Montaigne : « C’est un livre de bonne foi, lecteur » (Essais, avant-propos). L’écriture de soi lui permet de comprendre les origines et l’évolution de sa pensée. C’est un ouvrage dont la vocation est en grande partie philosophique. Rousseau lui reproche de s’être peint « de profil ». Mais le but n’est pas exactement le même.

Il y a donc des prédécesseurs qui l’ont influencé, mais Rousseau revendique l’originalité et l’unicité de son projet. On pourra lire à cet égard la première page des Confessions.

Les Confessions posent le problème de la définition du moi, de la sincérité et de la vérité.

Quelle peut être la place du lecteur : simple destinataire, témoin, juge ?

Quelles sont les raisons qui ont motivé la rédaction des Confessions ? Certaines, notamment la transparence, sont affichées par Rousseau, notamment dans le préambule, d’autres se dévoileront au fil de la lecture.

Les Rêveries du promeneur solitaire, 1776-1778, publication posthume en 1782.

C’est un Rousseau apaisé qui s’exprime, malgré le complot toujours présent à son esprit. « Me voici donc seul sur la terre », est la constatation qui inaugure les Rêveries. Dans les dix « promenades » qui composent cet ouvrage, il évoque son passé, mais aussi ses promenades champêtres et les rêveries qu’elles provoquent, le plaisir qu’il éprouve à herboriser ou à se laisser envahir par le mouvement de l’eau. L’écriture est un moyen de retrouver intact le plaisir de ces instants heureux et de les revivre quand bon lui semble. La vie retirée qu’il mène, grâce à sa conscience solitaire, n’est plus la conséquence de l’exclusion universelle imposée par ses ennemis, mais un état accepté et revendiqué.

L’extrait qui suit est tiré de la cinquième promenade : Rousseau évoque les moments de bonheurs passés sur l’île Saint-Pierre. La tonalité de ce passage annonce l’émotion lyrique de Bernardin de Saint Pierre, auteur de Paul et Virginie, et plus tard des romantiques.

Quand le soir approchait , je descendais des cimes de l’île et j’allais volontiers m’asseoir au bord du lac sur la grève dans quelque asile caché ; là le bruit des vagues et l’agitation de l’eau fixant mes sens et chassant de mon âme toute autre agitation la plongeaient dans une rêverie délicieuse où la nuit me surprenait souvent sans que je m’en fusse aperçu. Le flux et le reflux de cette eau, son bruit continu mais renflé par intervalles frappant sans relâche mon oreille et mes yeux suppléaient aux mouvements internes que la rêverie éteignait en moi et suffisaient pour me faire sentir avec plaisir mon existence, sans prendre la peine de penser. De temps à autre naissait quelque faible et courte réflexion sur l’instabilité des choses de ce monde dont la surface des eaux m’offrait l’image : mais bientôt ces impressions légères s’effaçaient dans l’uniformité du mouvement continu qui me berçait, et qui sans aucun concours actif de mon âme ne laissait pas de m’attacher au point qu’appelé par l’heure et par le signal convenu je ne pouvais m’arracher de là sans effort.

Rousseau, Rêveries du promeneur solitaire, Cinquième Promenade.

Nathalie Cros

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