Phèdre

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Phèdre et La tragédie classique

La tragédie que nous appelons « classique » apparaît vers 1630. Une première génération, celle de Corneille, est bientôt supplantée par celle de Racine. C’est un genre extrêmement codifié : une pièce de théâtre en cinq actes et en vers, alexandrins à rime plate. Elle obéit à la fameuse « règle des trois unités » : l’unité d’action tout d’abord, qui suppose une intrigue principale à laquelle peuvent être liées de manière étroite des intrigues secondaires. Dans Phèdre, le personnage d’Aricie est un ajout par rapport à la fable. L’amour des deux jeunes gens, contrarié par la volonté du père (puisqu’Aricie est issue d’une famille ennemie), appartiendrait davantage au registre de la comédie, où les jeunes gens finissent par l’emporter sur les barbons. Cet amour ne pourrait se réaliser qu’en dehors de la scène tragique : la fuite, loin de Trézène, est envisagée à la scène 1 de l’acte V.

« Fuyez vos ennemis et suivez votre époux.

Libres dans nos malheurs, puisque le ciel l’ordonne,

Le don de notre foi ne dépend de personne. » (vers 1388-1390)

Mais on n’échappe pas ainsi à la tragédie, la mort d’Hippolyte vient briser ce rêve, et vient rappeler qu’il n’est pas d’issue. D’autre part, le sentiment qui unit les jeunes gens vient contraster fortement avec la passion qu’éprouve Phèdre. La douceur s’oppose à la violence, et l’harmonie à la destruction. Ainsi, l’intrigue secondaire sert l’intrigue principale de deux manières : d’abord, d’un point de vue dramatique, puisque Phèdre apprenant les sentiments d’Hippolyte pour Aricie renonce à détromper Thésée, ensuite sur le plan symbolique, puisque l’amour tendre met davantage en valeur la démesure de l’amour-passion.

L’unité de temps, ensuite : par un souci de vraisemblance, mais aussi de concentration de l’action, la durée fictive de l’intrigue tend à se rapprocher au plus près de la durée reelle de la représentation. Ainsi, la tragédie classique se déroule souvent sur le mode de l’urgence, et même du « trop tard » : dès le début de la pièce, Hippolyte a pris la décision de quitter Trézène, ce sont d’ailleurs les premiers mots de la pièce. Dès sa première apparition, Phèdre a résolu de mourir, et le déroulement de l’intrigue ne fera que retarder et tout à la fois confirmer cette annonce initiale. Enfin, l’unité de lieu dépend étroitement des deux premières : en effet, la durée maximale de l’intrigue, vingt-quatre heures, limite les déplacements dans l’espace, et la concentration temporelle, qui sert le suspens et l’impression d’urgence, est renforcée par la sensation d’enfermement souvent provoquée par l’unité de lieu. On le voit, ces règles qui peuvent au premier abord sembler arbitraires sont en fait au service d’une plus grande intensité dramatique dans le déroulement de la crise.

Enfin, le poète tragique obéit aux exigences de la vraisemblance et de la bienséance. Vraisemblance, parce qu’on ne croit qu’à ce qui est vraisemblable, et que l’adhésion du spectateur à ce qu’il voit est à ce prix. Les caractères des personnages obéissent à une certaine logique interne. Par exemple, toutes les actions d’Oenone sont subordonnées à sa fidélité absolue à sa maîtresse, même si son dévouement s’avère en réalité catastrophique. Quant à la bienséance, elle concourt à la dignité du genre tragique en même temps qu’à son efficacité. Il n’est pas question d’évoquer sur scène des réalités basses ou vulgaires, ni de représenter des actions horribles ou déplacées comme des meurtres. Pourtant, la tragédie est loin d’être un genre mièvre et édulcorée : la lecture du récit de Théramène montrera que l’on évoque par le langage poétique, le supplice d’Hippolyte et l’horreur de son corps démembré, ou la passion dévorante de Phèdre avec toute la force et la violence nécessaires. Finalement, la suggestion prouve son efficacité.

La tragédie s’ouvre sur une crise : dans Phèdre, cette crise est à la fois politique, puisque le roi a disparu, et passionnelle puisque Phèdre aime désespérément son beau-fils. Le faux bruit de la mort de Thésée, en offrant un instant à Phèdre une issue, ne sert qu’à rendre la situation plus inextricable encore lorsque l’on apprendra le retour de Thésée : entre temps, Phèdre aura avoué à Hippolyte son amour, et se trouvera engagée dans un processus infernal dont elle ne pourra se dégager; entre temps, Aricie a rêvé être libre.

Tragique et tragédie

Comme on vient de le voir, la tragédie est un genre littéraire rigoureusement codifié. Il ne faut pas en déduire que toutes les tragédies sont forcément tragiques, ni que le tragique n’existe que dans les tragédies. Le tragiqe ne se confond pas non plus avec une fin malheureuse : certaines tragédies de Corneille se terminent bien, Mithridate de Racine également, d’une certaine manière, et personne ne meurt dans Bérénice.

La faute est l’un des ressorts du tragique : Phèdre se sait coupable et lutte en vain contre sa passion. Thésée se laisse emporter par la colère et attire sur son fils la malédiction divine, qu’il ne pourra ensuite enrayer.Hippolyte, farouche et rebelle à l’amour, est puni de son orgueil, même si ce ressort est moins développé chez Racine que chez Euripide. Quant à Oenone, son dévouement aveugle, excessif à sa maîtresse la conduit à la perdre en voulant la sauver.

La notion de tragique fait également apparaître celle de fatalité. Les personnages sont entraînés dans une logique qui les dépasse. Pour Phèdre, la fatalité a le visage de Vénus, « tout entière à sa proie attachée », et prend la forme de la passion. Une malédiction héréditaire pèse sur l’héroïne. Le verbe latin patior, d’où nous vient ce mot, signifie subir et en effet, Phèdre se présente tout au long de la pièce comme une victime, qui subit malgré elle une loi qui la dépasse et la détruit. Sa passivité est exprimée à plusieurs reprises, lorsqu’elle s’en remet entièrement à Oenone. Cette impression de fatalité est renforcée par le fait que le sujet de la pièce est emprunté à la mythologie : les personnages et l’issue de la crise sont donc par avance connus du public. La pièce va se dérouler sur fond de cette certitude initiale, et les efforts des personnages pour échapper à leur destin paraîtront d’autant plus dérisoires et pathétiques.

Sujet et sources de Phèdre

Dans la préface de 1677, Racine évoque ses sources, et principalement le poète grec Euripide (484-406 av. J.-C.), qui dans sa tragédie Hippolyte (428) avait traité le mythe de Phèdre. Dans cette pièce, le héros est poursuivi par la déesse de l’amour, Aphrodite, qui dès les premiers vers clame sa fureur d’être délaissée par le jeune homme au profit d’Artémis. Dans Phèdre, Vénus s’acharne contre la famille de la reine, dont l’ancêtre, le Soleil, avait révélé les amours coupables de la déesse et de Mars. La fatalité prend ainsi la forme de cette haine implacable attachée à toute la descendance du Soleil. Sénèque, philosophe et poète romain du premier siècle après J.-C., est également l’auteur d’une tragédie consacrée à ce sujet. Le récit de Théramène, dans toute son horreur, doit beaucoup à cette source sur laquelle Racine insiste moins. Les ravages de la passion comme maladie de l’âme, ont été également explorés par les Anciens. Citons encore les Héroïdes d’Ovide, et l’Enéide de Virgile, en particulier les amours de Didon et Enée.

« Fille de Minos et de Pasiphaé », Phèdre appartient à une famille illustre : son père est l’un des juges qui siègent aux Enfers. Dans La Poétique, Aristote indique que les héros de tragédie, contrairement aux personnages de comédie, sont de noble extraction. Les conflits tragiques sont donc à la fois personnels et politiques : la mort de Thésée ou la faute de Phèdre ont des conséquences au plus haut niveau de l’Etat.

Structure de la pièce

Conformément à ce que préconise Racine dans la préface de Britannicus, l’action est simple et se déroule par degrés. Chaque étape de l’action retarde et confirme tout à la fois la mort prochaine de Phèdre.

« Je n’en mourrai pas moins, j’en mourrai plus coupable » (vers 242)

Acte I

La pièce s’ouvre in medias res, par une scène entre le héros, Hippolyte, et son confident Théramène. Ce type de scène, fréquent dans la tragédie classique, permet d’allier les informations nécessaires à l’intelligence de l’action et un certain naturel. L’exposition, qui se prolonge jusqu’à la scène 3, est à la fois discours sur l’action et début de cette action. On apprend qu’Hippolyte s’apprête à quitter Trézène, à la recherche de son père Thésée dont il est sans nouvelles. En réalité, cette quête masque une fuite, puisque le jeune homme avoue être amoureux d’Aricie, soeur des ennemis de Thésée : c’est le premier aveu de l’exposition, vers 56. Phèdre apparaît à la scène 3, languissante et désirant mourir. Elle est accompagnée de sa confidente Oenone, à qui elle finit par révéler son amour coupable et vainement combattu pour Hippolyte, son beau-fils.

A la scène 4, l’annonce de la mort de Thésée constitue un évènement qui noue l’action.

L’acte I noue les fils de l’action et constitue le premier palier : le premier aveu de Phèdre.

Acte II

Nouvelle scène héros-confident, cette fois entre Aricie et sa suivante Ismène (scène 1). Aricie lui avoue son amour pour Hippolyte, qui désormais tient son sort entre ses mains. Hippolyte vient ensuite remettre le pouvoir de l’Attique à Aricie, et finit par lui déclarer son amour (scène 2). Celle-ci lui laisse entendre que ses sentiments sont partagés avant de quitter la scène (scène 3).

Phèdre vient à Hippolyte, plaider en faveur de son fils (scène 4). Emportée par sa passion elle avoue au jeune prince l’amour qui la consume. Egarée, elle s’offre à son épée pour expier son crime et lui arrache son arme (scène 5). Hippolyte resté seul, part vérifier la rumeur selon laquelle Thésée serait en vie (scène 6).

Deuxième palier dans la descente aux enfers de Phèdre : elle a avoué son amour à Hippolyte. La faute est encore plus grave si Thésée n’est pas mort.

Acte III

Phèdre désepérée s’en remet à Oenone qui la convainc de fléchir Hippolyte en lui offrant le pouvoir (scène 1). Restée seule, la reine invoque Vénus, instrument de sa perte (scène 2). Avant d’avoir accompli sa mission, Oenone revient annoncer à sa maîtresse le retour de Thésée. Elle l’exhorte à accuser Hippolyte pour sauver son honneur (scène 3). Thésée paraît. Phèdre s’enfuit avec quelques paroles équivoques (scène 4). A Thésée qui lui demande des explications, Hippolyte répond par son désir de fuir. S’installe alors un malentendu entre le père et le fils (scène 5).

Le malentendu est un moteur du tragique. Phèdre s’en remet complètement à Oenone.

Acte IV

Oenone accomplit son dessein en accusant Hippolyte d’avoir voulu séduire la reine (scène 1). Ce discours trompeur confirme les soupçons nés aux scènes précédentes. Face à la colère de son père, Hippolyte tente vainement de le détromper en lui avouant son amour pour Aricie. Thésée bannit son fils et le voue à la colère de Neptune à la scène suivante.

Phèdre se rend auprès de Thésée pour tenter d’adoucir sa colère, mais elle renonce en apprenant l’amour d’Hippolyte pour Aricie (scène 4). La reine seule laisse éclater sa fureur (scène 5), et chasse violemment Oenone venue la réconforter (scène 6).

Acte V

La première scène offre une certaine acalmie. Hippolyte expose à Aricie les raisons qui l’ont poussé à se taire face aux accusations de son père, et lui offre de l’épouser et de fuir avec lui. Tandis que le jeune prince la devance, Aricie a un entretien avec Thésée : elle laisse entendre qu’Hippolyte est victime d’une odieuse calomnie (scène 3). Resté seul, Thésée, en proie au doute, donne l’ordre qu’on fasse venir Oenone (scène 4). On apprend à la scène suivante la mort volontaire d’Oenone et le désespoir grandissant de Phèdre. Ces nouvelles plongent Thésée dans l’angoisse : il désire revoir son fils et revient sur les voeux adressés à Neptune. La scène 6 est la célèbre scène du récit de Théramène, venu confirmer les craintes de Thésée : la malédiction hâtivement prononcée s’est réalisée, prenant la forme d’un monstre surgi des flots pour massacrer Hippolyte. La mort héroïque du jeune homme est rendue plus pathétique encore par le désespoir d’Aricie, venue rejoindre celui qui devait être son époux. Phèdre paraît enfin, et avoue son crime en agonisant. (scène 7).

Quelques réflexions sur les enjeux de la pièce

Dans sa préface, Racine insiste sur le châtiment qui suit la moindre faute. Selon lui, en montrant le crime, la pièce fait de la vertu sa pierre angulaire :  » les passions n’y sont présentées aux yeux que pour montrer tout le désordre dont elles sont cause; et le vice y est peint partout avec des couleurs qui en font connaître et haïr la difformité. C’est là proprement le but que tout homme qui travaille pour le public doit se proposer. » Ainsi, Racine répond aux accusations portées par les jansénistes contre le théâtre, comme Molière avant lui dans sa préface de Tartuffe.

La passion qui consume Phèdre est dépeinte comme une maladie de l’âme et du corps. Une maladie mortelle, à coup sûr, dont les symptômes sont décrits avec précision à plusieurs reprises. Le terme de fureur, c’est-à-dire de folie (c’est la signification du furor latin), est employé par la reine elle-même, notamment lors de son aveu à Hippolyte. Les philosophes antiques, en particulier les stoïciens comme Sénèque, considéraient également les passions comme des maladies. Phèdre compare d’ailleurs cet amour à un poison (vers 676). Le moyen qu’elle choisit pour mourir, « un poison que Médée apporta dans Athènes », revêt donc une grande importance symbolique : l’épée du héros, instrument de destruction des monstres, lui fut refusée, et c’est le venin, image de la passion, qui la tue.

Dans Phèdre, l’héroïne est obsédée par la conscience de sa faute, et la présence constante des dieux pèse comme une promesse de châtiment. La responsabilité est largement partagée par Oenone, qui a l’initiative de l’aveu et de l’accusation mensongère, mais elle résulte d’une démission totale de Phèdre :

« Eh bien! à tes conseils je me laisse entraîner. » (II, 5, vers 363)

« Je t’avouerai de tout; je n’espère qu’en toi.

Va. J’attends ton retour pour disposer de moi. » (III, 1, vers 811-812)

« Fais ce que tu voudras, je m’abandonne à toi. » (III, 3, vers 911).

Les thèmes de la souillure et de la pureté reviennent très souvent dans son discours, comme dans ses dernières paroles : « Et la mort, à mes yeux dérobant la clarté,

Rend au jour, qu’ils souillaient, toute sa pureté. »

La grande souffrance de Phèdre vient de cette impossible aspiration à l’innocence. La petite-fille du Soleil est plongée dans les ténèbres. C’est ce qui la rend digne de pitié aux yeux du spectateur. Plus humaine que monstrueuse, Phèdre renvoie au spectateur un peu de son image : la chute inévitable et la grâce incertaine.

Racine, qui présente son oeuvre à la cour du roi Soleil, souverain Très Chrétien, peut-il achever sa pièce sur un tel désastre? La mort de l’héroïne sur scène est déjà une bien grande liberté prise par rapport aux règles de la bienséance.

C’est Thésée qui, par ses derniers mots, sauve l’intrigue : en prenant sous sa protection Aricie, il rompt la chaîne de la haine héréditaire et fait naître un certain apaisement après la catastrophe. La crise est ainsi refermée sans que le spectateur soit totalement abandonné au désespoir dans une société normative comme celle du XVIIe siècle.

Nathalie Cros