Les  Caractères de Jean de La Bruyère

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Les  Caractères de Jean de La Bruyère est  un recueil de portraits et de maximes. Il  a été publié en 1688 sous le titre complet les Caractères ou les Mœurs de ce siècle.

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Une étude des Caractères de La Bruyère sur le site de l’Académie de La Réunion

Une étude des Caractères de La Bruyère sur le site Etudes Littéraires

Premiers chapitres des Caractères

Préface

Admonere voluimus, non mordere; prodesse, non laedere; consulere moribus hominum, non officere.

ERASME

Je rends au public ce qu’il m’a prêté; j’ai emprunté de lui la matière de cet ouvrage: il est juste que, l’ayant achevé avec toute l’attention pour la vérité dont je suis capable, et qu’il mérite de moi, je lui en fasse la restitution. Il peut regarder avec loisir ce portrait que j’ai fait de lui d’après nature, et s’il se connaît quelques-uns des défauts que je touche, s’en corriger. C’est l’unique fin que l’on doit se proposer en écrivant, et le succès aussi que l’on doit moins se promettre; mais comme les hommes ne se dégoûtent point du vice, il ne faut pas aussi se lasser de leur reprocher: ils seraient peut-être pires, s’ils venaient à manquer de censeurs ou de critiques; c’est ce qui fait que l’on prêche et que l’on écrit. L’orateur et l’écrivain ne sauraient vaincre la joie qu’ils ont d’être applaudis, mais ils devraient rougir d’eux-mêmes s’ils n’avaient cherché par leurs discours ou par leurs écrits que des éloges; outre que l’approbation la plus sûre et la moins équivoque est le changement de moeurs et la réformation de ceux qui les lisent ou qui les écoutent. On ne doit parler, on ne doit écrire que pour l’instruction; et s’il arrive que l’on plaise, il ne faut pas néanmoins s’en repentir, si cela sert à insinuer et à faire recevoir les vérités qui doivent instruire. Quand donc il s’est glissé dans un livre quelques pensées ou quelques réflexions qui n’ont ni le feu, ni le tour, ni la vivacité des autres, bien qu’elles semblent y être admises pour la variété, pour délasser l’esprit, pour le rendre plus présent et plus attentif à ce qui va suivre, à moins que d’ailleurs elles ne soient sensibles, familières, instructives, accommodées au simple peuple, qu’il n’est pas permis de négliger, le lecteur peut les condamner, et l’auteur les doit proscrire: voilà la règle. Il y en a une autre, et que j’ai intérêt que l’on veuille suivre, qui est de ne pas perdre mon titre de vue, et de penser toujours, et dans toute la lecture de cet ouvrage, que ce sont les caractères ou les moeurs de ce siècle que je décris; car bien que je les tire souvent de la cour de France et des hommes de ma nation, on ne peut pas néanmoins les restreindre à une seule cour, ni les renfermer en un seul pays, sans que mon livre ne perde beaucoup de son étendue et de son utilité, ne s’écarte du plan que je me suis fait d’y peindre les hommes en général, comme des raisons qui entrent dans l’ordre des chapitres et dans une certaine suite insensible des réflexions qui les composent. Après cette précaution si nécessaire, et dont on pénètre assez les conséquences, je crois pouvoir protester contre tout chagrin, toute plainte, toute maligne interprétation, toute fausse application et toute censure, contre les froids plaisants et les lecteurs mal intentionnés: il faut savoir lire, et ensuite se taire, ou pouvoir rapporter ce qu’on a lu, et ni plus ni moins que ce qu’on a lu; et si on le peut quelquefois, ce n’est pas assez, il faut encore le vouloir faire: sans ces conditions, qu’un auteur exact et scrupuleux est en droit d’exiger de certains esprits pour l’unique récompense de son travail, je doute qu’il doive continuer d’écrire, s’il préfère du moins sa propre satisfaction à l’utilité de plusieurs et au zèle de la vérité. J’avoue d’ailleurs que j’ai balancé dès l’année M.DC.LXXXX, et avant la cinquième édition, entre l’impatience de donner à mon livre plus de rondeur et une meilleure forme par de nouveaux caractères, et la crainte de faire dire à quelques-uns: « Ne finiront-ils point, ces Caractères, et ne verrons-nous jamais autre chose de cet écrivain? » Des gens sages me disaient d’une part: « La matière est solide, utile, agréable, inépuisable; vivez longtemps, et traitez-la sans interruption pendant que vous vivrez: que pourriez-vous faire de mieux? il n’y a point d’année que les folies des hommes ne puissent vous fournir un volume. » D’autres, avec beaucoup de raison, me faisaient redouter les caprices de la multitude et la légèreté du public, de qui j’ai néanmoins de si grands sujets d’être content, et ne manquaient pas de me suggérer que personne presque depuis trente années ne lisant plus que pour lire, il fallait aux hommes, pour les amuser, de nouveaux chapitres et un nouveau titre; que cette indolence avait rempli les boutiques et peuplé le monde, depuis tout ce temps, de livres froids et ennuyeux, d’un mauvais style et de nulle ressource, sans règles et sans la moindre justesse, contraires aux moeurs et aux bienséances, écrits avec précipitation, et lus de même, seulement par leur nouveauté; et que si je ne savais qu’augmenter un livre raisonnable, le mieux que je pouvais faire était de me reposer. Je pris alors quelque chose de ces deux avis si opposés, et je gardai un tempérament qui les rapprochait: je ne feignis point d’ajouter quelques nouvelles remarques à celles qui avaient déjà grossi du double la première édition de mon ouvrage; mais afin que le public ne fût point obligé de parcourir ce qui était ancien pour passer à ce qu’il y avait de nouveau, et qu’il trouvât sous ses yeux ce qu’il avait seulement envie de lire, je pris soin de lui désigner cette seconde augmentation par une marque particulière; je crus aussi qu’il ne serait pas inutile de lui distinguer la première augmentation par une autre plus simple, qui servît à lui montrer le progrès de mes Caractères, et à aider son choix dans la lecture qu’il en voudrait faire, et comme il pouvait craindre que ce progrès n’allât à l’infini, j’ajoutais à toutes ces exactitudes une promesse sincère de ne plus rien hasarder en ce genre. Que si quelqu’un m’accuse d’avoir manqué à ma parole, en insérant dans les trois éditions qui ont suivi un assez grand nombre de nouvelles remarques, il verra du moins qu’en les confondant avec les anciennes par la suppression entière de ces différences qui se voient par apostille, j’ai moins pensé à lui faire lire rien de nouveau qu’à laisser peut-être un ouvrage de moeurs plus complet, plus fini, et plus régulier, à la postérité. Ce ne sont point au reste des maximes que j’aie voulu écrire: elles sont comme des lois dans la morale, et j’avoue que je n’ai ni assez d’autorité ni assez de génie pour faire le législateur; je sais même que j’aurais péché contre l’usage des maximes, qui veut qu’à la manière des oracles elles soient courtes et concises. Quelques-unes de ces remarques le sont, quelques autres sont plus étendues: on pense les choses d’une manière différente, et on les explique par un tour aussi tout différent, par une sentence, par un raisonnement, par une métaphore ou quelque autre figure, par un parallèle, par une simple comparaison, par un fait tout entier, par un seul trait, par une description, par une peinture: de là procède la longueur ou la brièveté de mes réflexions. Ceux enfin qui font des maximes veulent être crus: je consens, au contraire, que l’on dise de moi que je n’ai pas quelquefois bien remarqué, pourvu que l’on remarque mieux.

Des ouvrages de l’esprit

1- Tout est dit, et l’on vient trop tard depuis plus de sept mille ans qu’il y a des hommes et qui pensent. Sur ce qui concerne les moeurs, le plus beau et meilleur est enlevé; l’on ne fait que glaner après les anciens et les habiles d’entre les modernes.

2- Il faut chercher seulement à penser et à parler juste, sans vouloir amener les autres à notre goût et à nos sentiments; c’est une trop grande entreprise.

3- C’est un métier que de faire un livre, comme de faire une pendule: il faut plus que de l’esprit pour être auteur. Un magistrat allait par son mérite à la première dignité, il était homme délié et pratique dans les affaires: il a fait imprimer un ouvrage moral, qui est rare par le ridicule.

4- Il n’est pas si aisé de se faire un nom par un ouvrage parfait, que d’en faire valoir un médiocre par le nom qu’on s’est déjà acquis.

5- Un ouvrage satirique ou qui contient des faits, qui est donné en feuilles sous le manteau aux conditions d’être rendu de même, s’il est médiocre, passe pour merveilleux; l’impression est l’écueil.

6- Si l’on ôte de beaucoup d’ouvrages de morale l’avertissement au lecteur, l’épître dédicatoire, la préface, la table, les approbations, il reste à peine assez de pages pour mériter le nom de livre.

7- Il y a de certaines choses dont la médiocrité est insupportable: la poésie, la musique, la peinture, le discours public.

Quel supplice que celui d’entendre déclamer pompeusement un froid discours, ou prononcer de médiocres vers avec toute l’emphase d’un mauvais poète!

8- Certains poètes sont sujets, dans le dramatique, à de longues suites de vers pompeux, qui semblent forts, élevés, et remplis de grands sentiments. Le peuple écoute avidement, les yeux élevés et la bouche ouverte, croit que cela lui plaît, et à mesure qu’il y comprend moins, l’admire davantage; il n’a pas le temps de respirer, il a à peine celui de se récrier et d’applaudir. J’ai cru autrefois, et dans ma première jeunesse, que ces endroits étaient clairs et intelligibles pour les acteurs, pour le parterre et l’amphithéâtre, que leurs auteurs s’entendaient eux-mêmes, et qu’avec toute l’attention que je donnais à leur récit, j’avais tort de n’y rien entendre: je suis détrompé.

9- L’on n’a guère vu jusques à présent un chef d’oeuvre d’esprit qui soit l’ouvrage de plusieurs: Homère a fait l’Iliade, Virgile l’Enéide, Tite-Live ses Décades, et l’Orateur romain ses Oraisons.

10- Il y a dans l’art un point de perfection, comme de bonté ou de maturité dans la nature. Celui qui le sent et qui l’aime a le goût parfait; celui qui ne le sent pas, et qui aime en deçà ou au delà, a le goût défectueux. Il y a donc un bon et un mauvais goût, et l’on dispute des goûts avec fondement.

11- Il y a beaucoup plus de vivacité que de goût parmi les hommes; ou pour mieux dire, il y a peu d’hommes dont l’esprit soit accompagné d’un goût sûr et d’une critique judicieuse.

12- La vie des héros a enrichi l’histoire, et l’histoire a embelli les actions des héros: ainsi je ne sais qui sont plus redevables, ou ceux qui ont écrit l’histoire à ceux qui leur en ont fourni une si noble matière, ou ces grands hommes à leurs historiens.

13- Amas d’épithètes, mauvaises louanges: ce sont les faits qui louent, et la manière de les raconter.

14- Tout l’esprit d’un auteur consiste à bien définir et à bien peindre. MOISE, HOMERE, PLATON, VIRGILE, HORACE ne sont au-dessus des autres écrivains que par leurs expressions et par leurs images: il faut exprimer le vrai pour écrire naturellement, fortement, délicatement.

15- On a dû faire du style ce qu’on a fait de l’architecture. On a entièrement abandonné l’ordre gothique, que la barbarie avait introduit pour les palais et pour les temples; on a rappelé le dorique, l’ionique et le corinthien: ce qu’on ne voyait plus que dans les ruines de l’ancienne Rome et de la vieille Grèce, devenu moderne, éclate dans nos portiques et dans nos péristyles. De même, on ne saurait en écrivant rencontrer le parfait, et s’il se peut, surpasser les anciens que par leur imitation.

Combien de siècles se sont écoulés avant que les hommes, dans les sciences et dans les arts, aient pu revenir au goût des anciens et reprendre enfin le simple et le naturel!

On se nourrit des anciens et des habiles modernes, on les presse, on en tire le plus que l’on peut, on en renfle ses ouvrages, et quand enfin l’on est auteur, et que l’on croit marcher tout seul, on s’élève contre eux, on les maltraite, semblable à ces enfants drus et forts d’un bon lait qu’ils ont sucé, qui battent leur nourrice.

Un auteur moderne prouve ordinairement que les anciens nous sont inférieurs en deux manières, par raison et par exemple: il tire la raison de son goût particulier, et l’exemple de ses ouvrages.

Il avoue que les anciens, quelque inégaux et peu corrects qu’ils soient, ont de beaux traits; il les cite, et ils sont si beaux qu’ils font lire sa critique.

Quelques habiles prononcent en faveur des anciens contre les modernes; mais ils sont suspects et semblent juger en leur propre cause, tant leurs ouvrages sont faits sur le goût de l’antiquité: on les récuse.

16- L’on devrait aimer à lire ses ouvrages à ceux qui en savent assez pour les corriger et les estimer.

Ne vouloir être ni conseillé ni corrigé sur son ouvrage est un pédantisme.

Il faut qu’un auteur reçoive avec une égale modestie les éloges et la critique que l’on fait de ses ouvrages.

17- Entre toutes les différentes expressions qui peuvent rendre une seule de nos pensées, il n’y en a qu’une qui soit la bonne. On ne la rencontre pas toujours en parlant ou en écrivant; il est vrai néanmoins qu’elle existe, que tout ce qui ne l’est point est faible, et ne satisfait point un homme d’esprit qui veut se faire entendre.

Un bon auteur, et qui écrit avec soin, éprouve souvent que l’expression qu’il cherchait depuis longtemps sans la connaître, et qu’il a enfin trouvée, est celle qui était la plus simple, la plus naturelle, qui semblait devoir se présenter d’abord et sans effort.

Ceux qui écrivent par humeur sont sujets à retoucher à leurs ouvrages: comme elle n’est pas toujours fixe, et qu’elle varie en eux selon les occasions, ils se refroidissent bientôt pour les expressions et les termes qu’ils ont le plus aimés.

18- La même justesse d’esprit qui nous fait écrire de bonnes choses nous fait appréhender qu’elles ne le soient pas assez pour mériter d’être lues.

Un esprit médiocre croit écrire divinement; un bon esprit croit écrire raisonnablement.

19- « L’on m’a engagé, dit Ariste, à lire mes ouvrages à Zoïle: je l’ai fait. Ils l’ont saisi d’abord et avant qu’il ait eu le loisir de les trouver mauvais; il les a loués modestement en ma présence, et il ne les a pas loués depuis devant personne. Je l’excuse, et je n’en demande pas davantage à un auteur; je le plains même d’avoir écouté de belles choses qu’il n’a point faites. »

Ceux qui par leur condition se trouvent exempts de la jalousie d’auteur, ont ou des passions ou des besoins qui les distraient et les rendent froids sur les conceptions d’autrui: personne presque, par la disposition de son esprit, de son coeur et de sa fortune, n’est en état de se livrer au plaisir que donne la perfection d’un ouvrage.

20- Le plaisir de la critique nous ôte celui d’être vivement touchés de très belles choses.

21- Bien des gens vont jusques à sentir le mérite d’un manuscrit qu’on leur lit, qui ne peuvent se déclarer en sa faveur, jusques à ce qu’ils aient vu le cours qu’il aura dans le monde par l’impression, ou quel sera son sort parmi les habiles: ils ne hasardent point leurs suffrages, et ils veulent être portés par la foule et entraînés par la multitude. Ils disent alors qu’ils ont les premiers approuvé cet ouvrage, et que le public est de leur avis.

Ces gens laissent échapper les plus belles occasions de nous convaincre qu’ils ont de la capacité et des lumières, qu’ils savent juger, trouver bon ce qui est bon, et meilleur ce qui est meilleur. Un bel ouvrage tombe entre leurs mains, c’est un premier ouvrage, l’auteur ne s’est pas encore fait un grand nom, il n’a rien qui prévienne en sa faveur, il ne s’agit point de faire sa cour ou de flatter les grands en applaudissant à ses écrits; on ne vous demande pas, Zélotes, de vous récrier: C’est un chef d’oeuvre de l’esprit; l’humanité ne va pas plus loin; c’est jusqu’où la parole humaine peut s’élever; on ne jugera à l’avenir du goût de quelqu’un qu’à proportion qu’il en aura pour cette pièce; phrases outrées, dégoûtantes, qui sentent la pension ou l’abbaye, nuisibles à cela même qui est louable et qu’on veut louer. Que ne disiez-vous seulement: « Voilà un bon livre »? Vous le dites, il est vrai, avec toute la France, avec les étrangers comme avec vos compatriotes, quand il est imprimé par toute l’Europe et qu’il est traduit en plusieurs langues: il n’est plus temps.

22- Quelques-uns de ceux qui ont lu un ouvrage en rapportent certains traits dont ils n’ont pas compris le sens, et qu’ils altèrent encore par tout ce qu’ils y mettent du leur; et ces traits ainsi corrompus et défigurés, qui ne sont autre chose que leurs propres pensées et leurs expressions, ils les exposent à la censure, soutiennent qu’ils sont mauvais, et tout le monde convient qu’ils sont mauvais; mais l’endroit de l’ouvrage que ces critiques croient citer, et qu’en effet ils ne citent point, n’en est pas pire.

23- « Que dites-vous du livre d’Hermodore? – Qu’il est mauvais, répond Anthime. – Qu’il est mauvais? Qu’il est tel, continue-t-il, que ce n’est pas un livre, ou qui mérite du moins que le monde en parle. – Mais l’avez-vous lu? – Non », dit Anthime. Que n’ajoute-t-il que Fulvie et Mélanie l’ont condamné sans l’avoir lu, et qu’il est ami de Fulvie et de Mélanie?

24- Arsène, du plus haut de son esprit, contemple les hommes, et dans l’éloignement d’où il les voit, il est comme effrayé de leur petitesse; loué, exalté, et porté jusqu’aux cieux par de certaines gens qui se sont promis de s’admirer réciproquement, il croit, avec quelque mérite qu’il a, posséder tout celui qu’on peut avoir, et qu’il n’aura jamais; occupé et rempli de ses sublimes idées, il se donne à peine le loisir de prononcer quelques oracles; élevé par son caractère au-dessus des jugements humains, il abandonne aux âmes communes le mérite d’une vie suivie et uniforme, et il n’est responsable de ses inconstances qu’à ce cercle d’amis qui les idolâtrent: eux seuls savent juger, savent penser, savent écrire, doivent écrire; il n’y a point d’autre ouvrage d’esprit si bien reçu dans le monde, et si universellement goûté des honnêtes gens, je ne dis pas qu’il veuille approuver, mais qu’il daigne lire: incapable d’être corrigé par cette peinture, qu’il ne lira point.

25- Théocrine sait des choses assez inutiles; il a des sentiments toujours singuliers; il est moins profond que méthodique; il n’exerce que sa mémoire; il est abstrait, dédaigneux, et il semble toujours rire en lui-même de ceux qu’il croit ne le valoir pas. Le hasard fait que je lui lis mon ouvrage, il l’écoute. Est-il lu, il me parle du sien. « Et du vôtre, me direz-vous, qu’en pense-t-il? » – Je vous l’ai déjà dit, il me parle du sien.

26- Il n’y a point d’ouvrage si accompli qui ne fondît tout entier au milieu de la critique, si son auteur voulait en croire tous les censeurs qui ôtent chacun l’endroit qui leur plaît le moins.

27- C’est une expérience faite que, s’il se trouve dix personnes qui effacent d’un livre une expression ou un sentiment, l’on en fournit aisément un pareil nombre qui les réclame. Ceux-ci s’écrient: « Pourquoi supprimer cette pensée? elle est neuve, elle est belle, et le tour en est admirable »; et ceux-là affirment, au contraire, ou qu’ils auraient négligé cette pensée, ou qu’ils lui auraient donné un autre tour. « Il y a un terme, disent les uns, dans votre ouvrage, qui est rencontré et qui peint la chose au naturel, il y a un mot, disent les autres, qui est hasardé, et qui d’ailleurs ne signifie pas assez ce que vous voulez peut-être faire entendre »; et c’est du même trait et du même mot que tous ces gens s’expliquent ainsi, et tous sont connaisseurs et passent pour tels. Quel autre parti pour un auteur, que d’oser pour lors être de l’avis de ceux qui l’approuvent?

28- Un auteur sérieux n’est pas obligé de remplir son esprit de toutes les extravagances, de toutes les saletés, de tous les mauvais mots que l’on peut dire, et de toutes les ineptes applications que l’on peut faire au sujet de quelques endroits de son ouvrage, et encore moins de les supprimer. Il est convaincu que quelque scrupuleuse exactitude que l’on ait dans sa manière d’écrire, la raillerie froide des mauvais plaisants est un mal inévitable, et que les meilleures choses ne leur servent souvent qu’à leur faire rencontrer une sottise.

29- Si certains esprits vifs et décisifs étaient crus, ce serait encore trop que les termes pour exprimer les sentiments: il faudrait leur parler par signes, ou sans parler se faire entendre. Quelque soin qu’on apporte à être serré et concis, et quelque réputation qu’on ait d’être tel, ils vous trouvent diffus. Il faut leur laisser tout à suppléer, et n’écrire que pour eux seuls. Ils conçoivent une période par le mot qui la commence, et par une période tout un chapitre: leur avez-vous lu un seul endroit de l’ouvrage, c’est assez, ils sont dans le fait et entendent l’ouvrage. Un tissu d’énigmes leur serait une lecture divertissante; et c’est une perte pour eux que ce style estropié qui les enlève soit rare, et que peu d’écrivains s’en accommodent. Les comparaisons tirées d’un fleuve dont le cours, quoique rapide, est égal et uniforme. ou d’un embrasement qui, poussé par les vents, s’épand au loin dans une forêt où il consume les chênes et les pins, ne leur fournissent aucune idée de l’éloquence. Montrez-leur un feu grégeois qui les surprenne, ou un éclair qui les éblouisse, ils vous quittent du bon et du beau.

30- Quelle prodigieuse distance entre un bel ouvrage et un ouvrage parfait ou régulier! Je ne sais s’il s’en est encore trouvé de ce dernier genre. Il est peut-être moins difficile aux rares génies de rencontrer le grand et le sublime, que d’éviter toute sorte de fautes. Le Cid n’a eu qu’une voix pour lui à sa naissance, qui a été celle de l’admiration; il s’est vu plus fort que l’autorité et la politique, qui ont tenté vainement de le détruire, il a réuni en sa faveur des esprits toujours partagés d’opinions et de sentiments, les grands et le peuple: ils s’accordent tous à le savoir de mémoire, et à prévenir au théâtre les acteurs qui le récitent. Le Cid enfin est l’un des plus beaux poèmes que l’on puisse faire; et l’une des meilleures critiques qui aient été faites sur aucun sujet est celle du Cid.

31- Quand une lecture vous élève l’esprit, et qu’elle vous inspire des sentiments nobles et courageux, ne cherchez pas une autre règle pour juger l’ouvrage, il est bon, et fait de main d’ouvrier.

32- Capys, qui s’érige en juge du beau style et qui croit écrire comme BOUHOURS et RABUTIN, résiste à la voix du peuple, et dit tout seul que Damis n’est pas un bon auteur. Damis cède à la multitude, et dit ingénument avec le public que Capys est froid écrivain.

33- Le devoir du nouvelliste est de dire: « Il y a un tel livre qui court, et qui est imprimé chez Cramoisy en tel caractère, il est bien relié et en beau papier, il se vend tant »; il doit savoir jusques à l’enseigne du libraire qui le débite: sa folie est d’en vouloir faire la critique.

Le sublime du nouvelliste est le raisonnement creux sur la politique.

Le nouvelliste se couche le soir tranquillement sur une nouvelle qui se corrompt la nuit, et qu’il est obligé d’abandonner le matin à son réveil.

34- Le philosophe consume sa vie à observer les hommes, et il use ses esprits à en démêler les vices et le ridicule; s’il donne quelque tour à ses pensées, c’est moins par une vanité d’auteur, que pour mettre une vérité qu’il a trouvée dans tout le jour nécessaire pour faire l’impression qui doit servir à son dessein. Quelques lecteurs croient néanmoins le payer avec usure, s’ils disent magistralement qu’ils ont lu son livre, et qu’il y a de l’esprit; mais il leur renvoie tous leurs éloges, qu’il n’a pas cherchés par son travail et par ses veilles. Il porte plus haut ses projets et agit pour une fin plus relevée: il demande des hommes un plus grand et un plus rare succès que les louanges, et même que les récompenses, qui est de les rendre meilleurs.

35- Les sots lisent un livre, et ne l’entendent point les esprits médiocres croient l’entendre parfaitement. Les grands esprits ne l’entendent quelquefois pas tout entier: ils trouvent obscur ce qui est obscur, comme ils trouvent clair ce qui est clair; les beaux esprits veulent trouver obscur ce qui ne l’est point, et ne pas entendre ce qui est fort intelligible.

36- Un auteur cherche vainement à se faire admirer par son ouvrage. Les sots admirent quelquefois, mais ce sont des sots. Les personnes d’esprit ont en eux les semences de toutes les vérités et de tous les sentiments, rien ne leur est nouveau; ils admirent peu, ils approuvent.

37- Je ne sais si l’on pourra jamais mettre dans des lettres plus d’esprit, plus de tour, plus d’agrément et plus de style que l’on en voit dans celles de BALZAC et de VOITURE; elles sont vides de sentiments qui n’ont régné que depuis leur temps, et qui doivent aux femmes leur naissance. Ce sexe va plus loin que le nôtre dans ce genre d’écrire. Elles trouvent sous leur plume des tours et des expressions qui souvent en nous ne sont l’effet que d’un long travail et d’une pénible recherche; elles sont heureuses dans le choix des termes, qu’elles placent si juste, que tout connus qu’ils sont, ils ont le charme de la nouveauté, semblent être faits seulement pour l’usage où elles les mettent il n’appartient qu’à elles de faire lire dans un seul mot tout un sentiment, et de rendre délicatement une pensée qui est délicate; elles ont un enchaînement de discours inimitable, qui se suit naturellement, et qui n’est lié que par le sens. Si les femmes étaient toujours correctes, j’oserais dire que les lettres de quelques-unes d’entre elles seraient peut-être ce que nous avons dans notre langue de mieux écrit.

38- Il n’a manqué à TERENCE que d’être moins froid: quelle pureté, quelle exactitude, quelle politesse, quelle élégance, quels caractères! Il n’a manqué à MOLIERE que d’éviter le jargon et le barbarisme, et d’écrire purement: quel feu, quelle naïveté, quelle source de la bonne plaisanterie, quelle imitation des moeurs, quelles images, et quel fléau du ridicule! Mais quel homme on aurait pu faire de ces deux comiques!

39- J’ai lu MALHERBE et THEOPHILE. Ils ont tous deux connu la nature, avec cette différence que le premier, d’un style plein et uniforme, montre tout à la fois ce qu’elle a de plus beau et de plus noble, de plus naïf et de plus simple; il en fait la peinture ou l’histoire. L’autre, sans choix, sans exactitude, d’une plume libre et inégale, tantôt charge ses descriptions, s’appesantit sur les détails: il fait une anatomie; tantôt il feint, il exagère, il passe le vrai dans la nature: il en fait le roman.

40- RONSARD et BALZAC ont eu, chacun dans leur genre, assez de bon et de mauvais pour former après eux de très grands hommes en vers et en prose.

41- MAROT, par son tour et par son style, semble avoir écrit depuis RONSARD: il n’y a guère, entre ce premier et nous, que la différence de quelques mots.

42- RONSARD et les auteurs ses contemporains ont plus nui au style qu’ils ne lui ont servi: ils l’ont retardé dans le chemin de la perfection; ils l’ont exposé à la manquer pour toujours et à n’y plus revenir. Il est étonnant que les ouvrages de Marot, si naturels et si faciles, n’aient su faire de Ronsard, d’ailleurs plein de verve et d’enthousiasme, un plus grand poète que Ronsard et que Marot; et, au contraire, que Belleau, Jodelle, et du Bartas, aient été sitôt suivis d’un RACAN et d’un MALHERBE, et que notre langue, à peine corrompue, se soit vue réparée.

43- MAROT et RABELAIS sont inexcusables d’avoir semé l’ordure dans leurs écrits: tous deux avaient assez de génie et de naturel pour pouvoir s’en passer, même à l’égard de ceux qui cherchent moins à admirer qu’à rire dans un auteur. Rabelais surtout est incompréhensible: son livre est une énigme, quoi qu’on veuille dire, inexplicable; c’est une chimère, c’est le visage d’une belle femme avec des pieds et une queue de serpent, ou de quelque autre bête plus difforme, c’est un monstrueux assemblage d’une morale fine et ingénieuse, et d’une sale corruption. Où il est mauvais, il passe bien loin au delà du pire, c’est le charme de la canaille; où il est bon, il va jusques à l’exquis et à l’excellent, il peut être le mets des plus délicats.

44- Deux écrivains dans leurs ouvrages ont blâmé MONTAIGNE, que je ne crois pas, aussi bien qu’eux, exempt de toute sorte de blâme: il paraît que tous deux ne l’ont estimé en nulle manière. L’un ne pensait pas assez pour goûter un auteur qui pense beaucoup; l’autre pense trop subtilement pour s’accommoder de pensées qui sont naturelles.

45- Un style grave, sérieux, scrupuleux, va fort loin: on lit AMYOT et COEFFETEAU; lequel lit-on de leurs contemporains? BALZAC, pour les termes et pour l’expression, est moins vieux que VOITURE, mais si ce dernier, pour le tour, pour l’esprit et pour le naturel, n’est pas moderne, et ne ressemble en rien à nos écrivains, c’est qu’il leur a été plus facile de le négliger que de l’imiter, et que le petit nombre de ceux qui courent après lui ne peut l’atteindre.

46- Le H** G** est immédiatement au-dessous de rien. Il y a bien d’autres ouvrages qui lui ressemblent. Il y a autant d’invention à s’enrichir par un sot livre qu’il y a de sottise à l’acheter: c’est ignorer le goût du peuple que de ne pas hasarder quelquefois de grandes fadaises.

47- L’on voit bien que l’Opéra est l’ébauche d’un grand spectacle; il en donne l’idée.

Je ne sais pas comment l’Opéra, avec une musique si parfaite et une dépense toute royale, a pu réussir à m’ennuyer.

Il y a des endroits de l’Opéra qui laissent en désirer d’autres; il échappe quelquefois de souhaiter la fin de tout le spectacle: c’est faute de théâtre, d’action, et de choses qui intéressent.

L’Opéra jusques à ce jour n’est pas un poème, ce sont des vers; ni un spectacle, depuis que les machines ont disparu par le bon ménage d’Amphion et de sa race: c’est un concert, ou ce sont des voix soutenues par des instruments. C’est prendre le change, et cultiver un mauvais goût, que de dire, comme l’on fait, que la machine n’est qu’un amusement d’enfants, et qui ne convient qu’aux Marionnettes; elle augmente et embellit la fiction, soutient dans les spectateurs cette douce illusion qui est tout le plaisir du théâtre, où elle jette encore le merveilleux. Il ne faut point de vols, ni de chars, ni de changements, aux Bérénices et à Pénélope: il en faut aux Opéras, et le propre de ce spectacle est de tenir les esprits, les yeux et les oreilles dans un égal enchantement.

48- Ils ont fait le théâtre, ces empressés, les machines, les ballets, les vers, la musique, tout le spectacle, jusqu’à la salle où s’est donné le spectacle, j’entends le toit et les quatre murs dès leurs fondements. Qui doute que la chasse sur l’eau, l’enchantement de la Table, la merveille du Labyrinthe ne soient encore de leur invention? J’en juge par le mouvement qu’ils se donnent, et par l’air content dont ils s’applaudissent sur tout le succès. Si je me trompe, et qu’ils n’aient contribué en rien à cette fête si superbe, si galante, si longtemps soutenue, et où un seul a suffi pour le projet et pour la dépense, j’admire deux choses: la tranquillité et le flegme de celui qui a tout remué, comme l’embarras et l’action de ceux qui n’ont rien fait.

49- Les connaisseurs, ou ceux qui se croient tels, se donnent voix délibérative et décisive sur les spectacles, se cantonnent aussi, et se divisent en des partis contraires, dont chacun, poussé par un tout autre intérêt que par celui du public ou de l’équité, admire un certain poème ou une certaine musique, et siffle tout autre. Ils nuisent également, par cette chaleur à défendre leurs préventions, et à la faction opposée et à leur propre cabale; ils découragent par mille contradictions les poètes et les musiciens, retardent les progrès des sciences et des arts, en leur ôtant le fruit qu’ils pourraient tirer de l’émulation et de la liberté qu’auraient plusieurs excellents maîtres de faire, chacun dans leur genre et selon leur génie, de très bons ouvrages.

50- D’où vient que l’on rit si librement au théâtre, et que l’on a honte d’y pleurer? Est-il moins dans la nature de s’attendrir sur le pitoyable que d’éclater sur le ridicule? Est-ce l’altération des traits qui nous retient? Elle est plus grande dans un ris immodéré que dans la plus amère douleur, et l’on détourne son visage pour rire comme pour pleurer en la présence des grands et de tous ceux que l’on respecte. Est-ce une peine que l’on sent à laisser voir que l’on est tendre, et à marquer quelque faiblesse, surtout en un sujet faux, et dont il semble que l’on soit la dupe? Mais sans citer les personnes graves ou les esprits forts qui trouvent du faible dans un ris excessif comme dans les pleurs, et qui se les défendent également, qu’attend-on d’une scène tragique? qu’elle fasse rire? Et d’ailleurs la vérité n’y règne-t-elle pas aussi vivement par ses images que dans le comique? l’âme ne va-t-elle pas jusqu’au vrai dans l’un et l’autre genre avant que de s’émouvoir? est-elle même si aisée à contenter? ne lui faut-il pas encore le vraisemblable? Comme donc ce n’est point une chose bizarre d’entendre s’élever de tout un amphithéâtre un ris universel sur quelque endroit d’une comédie, et que cela suppose au contraire qu’il est plaisant et très naïvement exécuté, aussi l’extrême violence que chacun se fait à contraindre ses larmes, et le mauvais ris dont on veut les couvrir prouvent clairement que l’effet naturel du grand tragique serait de pleurer tous franchement et de concert à la vue l’un de l’autre, et sans autre embarras que d’essuyer ses larmes, outre qu’après être convenu de s’y abandonner, on éprouverait encore qu’il y a souvent moins lieu de craindre de pleurer au théâtre que de s’y morfondre.

51- Le poème tragique vous serre le coeur dès son commencement, vous laisse à peine dans tout son progrès la liberté de respirer et le temps de vous remettre, ou s’il vous donne quelque relâche, c’est pour vous replonger dans de nouveaux abîmes et dans de nouvelles alarmes. Il vous conduit à la terreur par la pitié, ou réciproquement à la pitié par le terrible, vous mène par les larmes, par les sanglots, par l’incertitude, par l’espérance, par la crainte, par les surprises et par l’horreur jusqu’à la catastrophe. Ce n’est donc pas un tissu de jolis sentiments, de déclarations tendres, d’entretiens galants, de portraits agréables, de mots doucereux, ou quelquefois assez plaisants pour faire rire, suivi à la vérité d’une dernière scène où les mutins n’entendent aucune raison, et où, pour la bienséance, il y a enfin du sang répandu, et quelque malheureux à qui il en coûte la vie.

52- Ce n’est point assez que les moeurs du théâtre ne soient point mauvaises, il faut encore qu’elles soient décentes et instructives. Il peut y avoir un ridicule si bas et si grossier, ou même si fade et si indifférent, qu’il n’est ni permis au poète d’y faire attention, ni possible aux spectateurs de s’en divertir. Le paysan ou l’ivrogne fournit quelques scènes à un farceur; il n’entre qu’à peine dans le vrai comique: comment pourrait-il faire le fond ou l’action principale de la comédie? « Ces caractères, dit-on, sont naturels. » Ainsi, par cette règle, on occupera bientôt tout l’amphithéâtre d’un laquais qui siffle, d’un malade dans sa garde-robe, d’un homme ivre qui dort ou qui vomit: y a-t-il rien de plus naturel? C’est le propre d’un efféminé de se lever tard, de passer une partie du jour à sa toilette, de se voir au miroir, de se parfumer, de se mettre des mouches, de recevoir des billets et d’y faire réponse. Mettez ce rôle sur la scène. Plus longtemps vous le ferez durer, un acte, deux actes, plus il sera naturel et conforme à son original; mais plus aussi il sera froid et insipide.

53- Il semble que le roman et la comédie pourraient être aussi utiles qu’ils sont nuisibles. L’on y voit de si grands exemples de constance, de vertu, de tendresse et de désintéressement, de si beaux et de si parfaits caractères, que quand une jeune personne jette de là sa vue sur tout ce qui l’entoure, ne trouvant que des sujets indignes et fort au-dessous de ce qu’elle vient d’admirer, je m’étonne qu’elle soit capable pour eux de la moindre faiblesse.

54- CORNEILLE ne peut être égalé dans les endroits où il excelle: il a pour lors un caractère original et inimitable; mais il est inégal. Ses premières comédies sont sèches, languissantes, et ne laissaient pas espérer qu’il dût ensuite aller si loin; comme ses dernières font qu’on s’étonne qu’il ait pu tomber de si haut. Dans quelques-unes de ses meilleures pièces, il y a des fautes inexcusables contre les moeurs, un style de déclamateur qui arrête l’action et la fait languir, des négligences dans les vers et dans l’expression qu’on ne peut comprendre en un si grand homme. Ce qu’il y a eu en lui de plus éminent, c’est l’esprit, qu’il avait sublime, auquel il a été redevable de certains vers, les plus heureux qu’on ait jamais lus ailleurs, de la conduite de son théâtre, qu’il a quelquefois hasardée contre les règles des anciens, et enfin de ses dénouements, car il ne s’est pas toujours assujetti au goût des Grecs et à leur grande simplicité: il a aimé au contraire à charger la scène d’événements dont il est presque toujours sorti avec succès; admirable surtout par l’extrême variété et le peu de rapport qui se trouve pour le dessein entre un si grand nombre de poèmes qu’il a composés. Il semble qu’il y ait plus de ressemblance dans ceux de RACINE, et qui tendent un peu plus à une même chose; mais il est égal, soutenu, toujours le même partout, soit pour le dessein et la conduite de ses pièces, qui sont justes, régulières, prises dans le bon sens et dans la nature, soit pour la versification, qui est correcte, riche dans ses rimes, élégante, nombreuse, harmonieuse: exact imitateur des anciens, dont il a suivi scrupuleusement la netteté et la simplicité de l’action; à qui le grand et le merveilleux n’ont pas même manqué, ainsi qu’à Corneille, ni le touchant ni le pathétique. Quelle plus grande tendresse que celle qui est répandue dans tout le Cid, dans Polyeucte et dans les Horaces? Quelle grandeur ne se remarque point en Mithridate, en Porus et en Burrhus? Ces passions encore favorites des anciens, que les tragiques aimaient à exciter sur les théâtres, et qu’on nomme la terreur et la pitié, ont été connues de ces deux poètes. Oreste, dans l’Andromaque de Racine, et Phèdre du même auteur, comme l’Oedipe et les Horaces de Corneille, en sont la preuve. Si cependant il est permis de faire entre eux quelque comparaison, et les marquer l’un et l’autre par ce qu’ils ont eu de plus propre et par ce qui éclate le plus ordinairement dans leurs ouvrages, peut-être qu’on pourrait parler ainsi: « Corneille nous assujettit à ses caractères et à ses idées, Racine se conforme aux nôtres; celui-là peint les hommes comme ils devraient être, celui-ci les peint tels qu’ils sont. Il y a plus dans le premier de ce que l’on admire, et de ce que l’on doit même imiter, il y a plus dans le second de ce que l’on reconnaît dans les autres, ou de ce que l’on éprouve dans soi-même. L’un élève, étonne, maîtrise, instruit; l’autre plaît, remue, touche, pénètre. Ce qu’il y a de plus beau, de plus noble et de plus impérieux dans la raison, est manié par le premier; et par l’autre, ce qu’il y a de plus flatteur et de plus délicat dans la passion. Ce sont dans celui-là des maximes, des règles, des préceptes; et dans celui-ci, du goût et des sentiments. L’on est plus occupé aux pièces de Corneille; l’on est plus ébranlé et plus attendri à celles de Racine. Corneille est plus moral, Racine plus naturel. Il semble que l’un imite SOPHOCLE, et que l’autre doit plus à EURIPIDE ».

55- Le peuple appelle éloquence la facilité que quelques-uns ont de parler seuls et longtemps, jointe à l’emportement du geste, à l’éclat de la voix, et à la force des poumons. Les pédants ne l’admettent aussi que dans le discours oratoire, et ne la distinguent pas de l’entassement des figures, de l’usage des grands mots, et de la rondeur des périodes.

Il semble que la logique est l’art de convaincre de quelque vérité; et l’éloquence un don de l’âme, lequel nous rend maîtres du coeur et de l’esprit des autres; qui fait que nous leur inspirons ou que nous leur persuadons tout ce qui nous plaît.

L’éloquence peut se trouver dans les entretiens et dans tout genre d’écrire. Elle est rarement où on la cherche, et elle est quelquefois où on ne la cherche point.

L’éloquence est au sublime ce que le tout est à sa partie.

Qu’est-ce que le sublime? Il ne paraît pas qu’on l’ait défini. Est-ce une figure? Naît-il des figures, ou du moins de quelques figures? Tout genre d’écrire reçoit-il le sublime, ou s’il n’y a que les grands sujets qui en soient capables? Peut-il briller autre chose dans l’églogue qu’un beau naturel, et dans les lettres familières comme dans les conversations qu’une grande délicatesse? ou plutôt le naturel et le délicat ne sont-ils pas le sublime des ouvrages dont ils font la perfection? Qu’est-ce que le sublime? Où entre le sublime?

Les synonymes sont plusieurs dictions ou plusieurs phrases différentes qui signifient une même chose. L’antithèse est une opposition de deux vérités qui se donnent du jour l’une à l’autre. La métaphore ou la comparaison emprunte d’une chose étrangère une image sensible et naturelle d’une vérité. L’hyperbole exprime au delà de la vérité pour ramener l’esprit à la mieux connaître. Le sublime ne peint que la vérité, mais en un sujet noble; il la peint tout entière, dans sa cause et dans son effet; il est l’expression ou l’image la plus digne de cette vérité. Les esprits médiocres ne trouvent point l’unique expression, et usent de synonymes. Les jeunes gens sont éblouis de l’éclat de l’antithèse, et s’en servent. Les esprits justes, et qui aiment à faire des images qui soient précises, donnent naturellement dans la comparaison et la métaphore. Les esprits vifs, pleins de feu, et qu’une vaste imagination emporte hors des règles et de la justesse, ne peuvent s’assouvir de l’hyperbole. Pour le sublime, il n’y a, même entre les grands génies, que les plus élevés qui en soient capables.

56- Tout écrivain, pour écrire nettement, doit se mettre à la place de ses lecteurs, examiner son propre ouvrage comme quelque chose qui lui est nouveau, qu’il lit pour la première fois, où il n’a nulle part, et que l’auteur aurait soumis à sa critique; et se persuader ensuite qu’on n’est pas entendu seulement à cause que l’on s’entend soi-même, mais parce qu’on est en effet intelligible.

57- L’on n’écrit que pour être entendu; mais il faut du moins en écrivant faire entendre de belles choses. L’on doit avoir une diction pure, et user de termes qui soient propres, il est vrai; mais il faut que ces termes si propres expriment des pensées nobles, vives, solides, et qui renferment un très beau sens. C’est faire de la pureté et de la clarté du discours un mauvais usage que de les faire servir à une matière aride, infructueuse, qui est sans sel, sans utilité, sans nouveauté. Que sert aux lecteurs de comprendre aisément et sans peine des choses frivoles et puériles, quelquefois fades et communes, et d’être moins incertains de la pensée d’un auteur qu’ennuyés de son ouvrage?

Si l’on jette quelque profondeur dans certains écrits, si l’on affecte une finesse de tour, et quelquefois une trop grande délicatesse, ce n’est que par la bonne opinion qu’on a de ses lecteurs.

58- L’on a cette incommodité à essuyer dans la lecture des livres faits par des gens de parti et de cabale, que l’on n’y voit pas toujours la vérité. Les faits y sont déguisés, les raisons réciproques n’y sont point rapportées dans toute leur force, ni avec une entière exactitude; et, ce qui use la plus longue patience, il faut lire un grand nombre de termes durs et injurieux que se disent des hommes graves, qui d’un point de doctrine ou d’un fait contesté se font une querelle personnelle. Ces ouvrages ont cela de particulier qu’ils ne méritent ni le cours prodigieux qu’ils ont pendant un certain temps, ni le profond oubli où ils tombent lorsque, le feu et la division venant à s’éteindre, ils deviennent des almanachs de l’autre année.

59- La gloire ou le mérite de certains hommes est de bien écrire; et de quelques autres, c’est de n’écrire point.

60- L’on écrit régulièrement depuis vingt années; l’on est esclave de la construction; l’on a enrichi la langue de nouveaux mots, secoué le joug du latinisme, et réduit le style à la phrase purement française; l’on a presque retrouvé le nombre que MALHERBE et BALZAC avaient les premiers rencontré, et que tant d’auteurs depuis eux ont laissé perdre; l’on a mis enfin dans le discours tout l’ordre et toute la netteté dont il est capable: cela conduit insensiblement à y mettre de l’esprit.

61- Il y a des artisans ou des habiles dont l’esprit est aussi vaste que l’art et la science qu’ils professent; ils lui rendent avec avantage, par le génie et par l’invention, ce qu’ils tiennent d’elle et de ses principes; ils sortent de l’art pour l’ennoblir, s’écartent des règles si elles ne les conduisent pas au grand et au sublime; ils marchent seuls et sans compagnie, mais ils vont fort haut et pénètrent fort loin, toujours sûrs et confirmés par le succès des avantages que l’on tire quelquefois de l’irrégularité. Les esprits justes, doux, modérés, non seulement ne les atteignent pas, ne les admirent pas, mais ils ne les comprennent point, et voudraient encore moins les imiter; ils demeurent tranquilles dans l’étendue de leur sphère, vont jusques à un certain point qui fait les bornes de leur capacité et de leurs lumières; ils ne vont pas plus loin, parce qu’ils ne voient rien au delà; ils ne peuvent au plus qu’être les premiers d’une seconde classe, et exceller dans le médiocre.

62- Il y a des esprits, si je l’ose dire, inférieurs et subalternes, qui ne semblent faits que pour être le recueil, le registre, ou le magasin de toutes les productions des autres génies: ils sont plagiaires, traducteurs, compilateurs; ils ne pensent point, ils disent ce que les auteurs ont pensé; et comme le choix des pensées est invention, ils l’ont mauvais, peu juste, et qui les détermine plutôt à rapporter beaucoup de choses, que d’excellentes choses; ils n’ont rien d’original et qui soit à eux; ils ne savent que ce qu’ils ont appris, et ils n’apprennent que ce que tout le monde veut bien ignorer, une science aride, dénuée d’agrément et d’utilité, qui ne tombe point dans la conversation, qui est hors de commerce, semblable à une monnaie qui n’a point de cours: on est tout à la fois étonné de leur lecture et ennuyé de leur entretien ou de leurs ouvrages. Ce sont ceux que les grands et le vulgaire confondent avec les savants, et que les sages renvoient au pédantisme.

63- La critique souvent n’est pas une science; c’est un métier, où il faut plus de santé que d’esprit, plus de travail que de capacité, plus d’habitude que de génie. Si elle vient d’un homme qui ait moins de discernement que de lecture, et qu’elle s’exerce sur de certains chapitres, elle corrompt et les lecteurs et l’écrivain.

64- Je conseille à un auteur né copiste, et qui a l’extrême modestie de travailler d’après quelqu’un, de ne se choisir pour exemplaires que ces sortes d’ouvrages où il entre de l’esprit, de l’imagination, ou même de l’érudition: s’il n’atteint pas ses originaux, du moins il en approche, et il se fait lire. Il doit au contraire éviter comme un écueil de vouloir imiter ceux qui écrivent par humeur, que le coeur fait parler, à qui il inspire les termes et les figures, et qui tirent, pour ainsi dire, de leurs entrailles tout ce qu’ils expriment sur le papier: dangereux modèles et tout propres à faire tomber dans le froid dans le bas et dans le ridicule ceux qui s’ingèrent de les suivre. En effet, je rirais d’un homme qui voudrait sérieusement parler mon ton de voix, ou me ressembler de visage.

65- Un homme né chrétien et Français se trouve contraint dans la satire; les grands sujets lui sont défendus: il les entame quelquefois, et se détourne ensuite sur de petites choses, qu’il relève par la beauté de son génie et de son style.

66- Il faut éviter le style vain et puéril, de peur de ressembler à Dorilas et Handburg: l’on peut au contraire en une sorte d’écrits hasarder de certaines expressions, user de termes transposés et qui peignent vivement, et plaindre ceux qui ne sentent pas le plaisir qu’il y a à s’en servir ou à les entendre.

67- Celui qui n’a égard en écrivant qu’au goût de son siècle songe plus à sa personne qu’à ses écrits: il faut toujours tendre à la perfection, et alors cette justice qui nous est quelquefois refusée par nos contemporains, la postérité sait nous la rendre.

68- Il ne faut point mettre un ridicule où il n’y en a point: c’est se gâter le goût, c’est corrompre son jugement et celui des autres; mais le ridicule qui est quelque part, il faut l’y voir, l’en tirer avec grâce, et d’une manière qui plaise et qui instruise.

69- HORACE ou DESPREAUX l’a dit avant vous. – Je le crois sur votre parole; mais je l’ai dit comme mien. Ne puis-je pas penser après eux une chose vraie, et que d’autres encore penseront après moi?

Du mérite personnel

1- Qui peut, avec les plus rares talents et le plus excellent mérite, n’être pas convaincu de son inutilité, quand il considère qu’il laisse en mourant un monde qui ne se sent pas de sa perte, et où tant de gens se trouvent pour le remplacer?

2- De bien des gens il n’y a que le nom qui vale quelque chose. Quand vous les voyez de fort près, c’est moins que rien; de loin ils imposent.

3- Tout persuadé que je suis que ceux que l’on choisit pour de différents emplois, chacun selon son génie et sa profession, font bien, je me hasarde de dire qu’il se peut faire qu’il y ait au monde plusieurs personnes, connues ou inconnues, que l’on n’emploie pas, qui feraient très bien; et je suis induit à ce sentiment par le merveilleux succès de certaines gens que le hasard seul a placés, et de qui jusques alors on n’avait pas attendu de fort grandes choses.

Combien d’hommes admirables, et qui avaient de très beaux génies, sont morts sans qu’on en ait parlé! Combien vivent encore dont on ne parle point, et dont on ne parlera jamais!

4- Quelle horrible peine a un homme qui est sans prôneurs et sans cabale, qui n’est engagé dans aucun corps, mais qui est seul, et qui n’a que beaucoup de mérite pour toute recommandation, de se faire jour à travers l’obscurité où il se trouve, et de venir au niveau d’un fat qui est en crédit!

5- Personne presque ne s’avise de lui-même du mérite d’un autre.

Les hommes sont trop occupés d’eux-mêmes pour avoir le loisir de pénétrer ou de discerner les autres de là vient qu’avec un grand mérite et une plus grande modestie l’on peut être longtemps ignoré.

6- Le génie et les grands talents manquent souvent, quelquefois aussi les seules occasions: tels peuvent être loués de ce qu’ils ont fait, et tels de ce qu’ils auraient fait.

7- Il est moins rare de trouver de l’esprit que des gens qui se servent du leur, ou qui fassent valoir celui des autres et le mettent à quelque usage.

8- Il y a plus d’outils que d’ouvriers, et de ces derniers plus de mauvais que d’excellents; que pensez-vous de celui qui veut scier avec un rabot, et qui prend sa scie pour raboter?

9- Il n’y a point au monde un si pénible métier que celui de se faire un grand nom: la vie s’achève que l’on a à peine ébauché son ouvrage.

10- Que faire d’Egésippe, qui demande un emploi? Le mettra-t-on dans les finances, ou dans les troupes? Cela est indifférent, et il faut que ce soit l’intérêt seul qui en décide; car il est aussi capable de manier de l’argent, ou de dresser des comptes, que de porter les armes. « Il est propre à tout », disent ses amis, ce qui signifie toujours qu’il n’a pas plus de talent pour une chose que pour une autre, ou en d’autres termes, qu’il n’est propre à rien. Ainsi la plupart des hommes occupés d’eux seuls dans leur jeunesse, corrompus par la paresse ou par le plaisir, croient faussement dans un âge plus avancé qu’il leur suffit d’être inutiles ou dans l’indigence, afin que la république soit engagée à les placer ou à les secourir; et ils profitent rarement de cette leçon si importante, que les hommes devraient employer les premières années de leur vie à devenir tels par leurs études et par leur travail que la république elle-même eût besoin de leur industrie et de leurs lumières, qu’ils fussent comme une pièce nécessaire à tout son édifice, et qu’elle se trouvât portée par ses propres avantages à faire leur fortune ou à l’embellir.

Nous devons travailler à nous rendre très dignes de quelque emploi: le reste ne nous regarde point, c’est l’affaire des autres.

11- Se faire valoir par des choses qui ne dépendent point des autres, mais de soi seul, ou renoncer à se faire valoir: maxime inestimable et d’une ressource infinie dans la pratique, utile aux faibles, aux vertueux, à ceux qui ont de l’esprit, qu’elle rend maîtres de leur fortune ou de leur repos: pernicieuse pour les grands, qui diminuerait leur cour, ou plutôt le nombre de leurs esclaves, qui ferait tomber leur morgue avec une partie de leur autorité, et les réduirait presque à leurs entremets et à leurs équipages; qui les priverait du plaisir qu’ils sentent à se faire prier, presser, solliciter, à faire attendre ou à refuser, à promettre et à ne pas donner qui les traverserait dans le goût qu’ils ont quelquefois à mettre les sots en vue et à anéantir le mérite quand il leur arrive de le discerner; qui bannirait des cours les brigues, les cabales, les mauvais offices, la bassesse, la flatterie, la fourberie; qui ferait d’une cour orageuse, pleine de mouvements et d’intrigues, comme une pièce comique ou même tragique, dont les sages ne seraient que les spectateurs; qui remettrait de la dignité dans les différentes conditions des hommes, de la sérénité sur leurs visages; qui étendrait leur liberté; qui réveillerait en eux, avec les talents naturels, l’habitude du travail et de l’exercice; qui les exciterait à l’émulation, au désir de la gloire, à l’amour de la vertu; qui, au lieu de courtisans vils, inquiets, inutiles, souvent onéreux à la république, en ferait ou de sages économes, ou d’excellents pères de famille, ou des juges intègres, ou de bons officiers, ou de grands capitaines, ou des orateurs, ou des philosophes; et qui ne leur attirerait à tous nul autre inconvénient, que celui peut-être de laisser à leurs héritiers moins de trésors que de bons exemples.

12- Il faut en France beaucoup de fermeté et une grande étendue d’esprit pour se passer des charges et des emplois, et consentir ainsi à demeurer chez soi, et à ne rien faire. Personne presque n’a assez de mérite pour jouer ce rôle avec dignité, ni assez de fonds pour remplir le vide du temps, sans ce que le vulgaire appelle des affaires. Il ne manque cependant à l’oisiveté du sage qu’un meilleur nom, et que méditer, parler, lire, et être tranquille s’appelât travailler.

13- Un homme de mérite, et qui est en place, n’est jamais incommode par sa vanité; il s’étourdit moins du poste qu’il occupe qu’il n’est humilié par un plus grand qu’il ne remplit pas et dont il se croit digne: plus capable d’inquiétude que de fierté ou de mépris pour les autres, il ne pèse qu’à soi-même.

14- Il coûte à un homme de mérite de faire assidûment sa cour, mais par une raison bien opposée à celle que l’on pourrait croire: il n’est point tel sans une grande modestie, qui l’éloigne de penser qu’il fasse le moindre plaisir aux princes s’il se trouve sur leur passage, se poste devant leurs yeux, et leur montre son visage: il est plus proche de se persuader qu’il les importune, et il a besoin de toutes les raisons tirées de l’usage et de son devoir pour se résoudre à se montrer. Celui au contraire qui a bonne opinion de soi, et que le vulgaire appelle un glorieux, a du goût à se faire voir, et il fait sa cour avec d’autant plus de confiance qu’il est incapable de s’imaginer que les grands dont il est vu pensent autrement de sa personne qu’il fait lui-même.

15- Un honnête homme se paye par ses mains de l’application qu’il a à son devoir par le plaisir qu’il sent à le faire, et se désintéresse sur les éloges, l’estime et la reconnaissance qui lui manquent quelquefois.

16- Si j’osais faire une comparaison entre deux conditions tout à fait inégales, je dirais qu’un homme de coeur pense à remplir ses devoirs à peu près comme le couvreur songe à couvrir: ni l’un ni l’autre ne cherchent à exposer leur vie, ni ne sont détournés par le péril, la mort pour eux est un inconvénient dans le métier, et jamais un obstacle. Le premier aussi n’est guère plus vain d’avoir paru à la tranchée, emporté un ouvrage ou forcé un retranchement, que celui-ci d’avoir monté sur de hauts combles ou sur la pointe d’un clocher. Ils ne sont tous deux appliqués qu’à bien faire, pendant que le fanfaron travaille à ce que l’on dise de lui qu’il a bien fait.

17- La modestie est au mérite ce que les ombres sont aux figures dans un tableau: elle lui donne de la force et du relief.

Un extérieur simple est l’habit des hommes vulgaires, il est taillé pour eux et sur leur mesure, mais c’est une parure pour ceux qui ont rempli leur vie de grandes actions: je les compare à une beauté négligée, mais plus piquante.

Certains hommes, contents d’eux-mêmes, de quelque action ou de quelque ouvrage qui ne leur a pas mal réussi, et ayant ouï dire que la modestie sied bien aux grands hommes, osent être modestes, contrefont les simples et les naturels: semblables à ces gens d’une taille médiocre qui se baissent aux portes, de peur de se heurter.

18- Votre fils est bègue: ne le faites pas monter sur la tribune. Votre fille est née pour le monde: ne l’enfermez pas parmi les vestales. Xanthus, votre affranchi, est faible et timide: ne différez pas, retirez-le des légions et de la milice. « Je veux l’avancer », dites-vous. Comblez-le de biens, surchargez-le de terres, de titres et de possessions; servez-vous du temps; nous vivons dans un siècle où elles lui feront plus d’honneur que la vertu. « Il m’en coûterait trop », ajoutez-vous. Parlez-vous sérieusement, Crassus? Songez-vous que c’est une goutte d’eau que vous puisez du Tibre pour enrichir Xanthus que vous aimez, et pour prévenir les honteuses suites d’un engagement où il n’est pas propre?

19- Il ne faut regarder dans ses amis que la seule vertu qui nous attache à eux, sans aucun examen de leur bonne ou de leur mauvaise fortune; et quand on se sent capable de les suivre dans leur disgrâce, il faut les cultiver hardiment et avec confiance jusque dans leur plus grande prospérité.

20- S’il est ordinaire d’être vivement touché des choses rares, pourquoi le sommes-nous si peu de la vertu?

21- S’il est heureux d’avoir de la naissance, il ne l’est pas moins d’être tel qu’on ne s’informe plus si vous en avez.

22- Il apparaît de temps en temps sur la surface de la terre des hommes rares, exquis, qui brillent par leur vertu, et dont les qualités éminentes jettent un éclat prodigieux. Semblables à ces étoiles extraordinaires dont on ignore les causes, et dont on sait encore moins ce qu’elles deviennent après avoir disparu, ils n’ont ni aïeuls, ni descendants: ils composent seuls toute leur race.

23- Le bon esprit nous découvre notre devoir, notre engagement à le faire, et s’il y a du péril, avec péril: il inspire le courage, ou il y supplée.

24- Quand on excelle dans son art, et qu’on lui donne toute la perfection dont il est capable, l’on en sort en quelque manière, et l’on s’égale à ce qu’il y a de plus noble et de plus relevé. V** est un peintre, C** un musicien, et l’auteur de Pyrame est un poète; mais MIGNARD est MIGNARD, LULLI est LULLI, et CORNEILLE est CORNEILLE.

25- Un homme libre, et qui n’a point de femme, s’il a quelque esprit, peut s’élever au-dessus de sa fortune, se mêler dans le monde, et aller de pair avec les plus honnêtes gens. Cela est moins facile à celui qui est engagé: il semble que le mariage met tout le monde dans son ordre.

26- Après le mérite personnel, il faut l’avouer, ce sont les éminentes dignités et les grands titres dont les hommes tirent plus de distinction et plus d’éclat; et qui ne sait être un ERASME doit penser à être évêque. Quelques-uns, pour étendre leur renommée, entassent sur leurs personnes des pairies, des colliers d’ordre, des primaties, la pourpre, et ils auraient besoin d’une tiare; mais quel besoin a Trophime d’être cardinal?

27- L’or éclate, dites-vous, sur les habits de Philémon. – Il éclate de même chez les marchands. – Il est habillé des plus belles étoffes. – Le sont-elles moins toutes déployées dans les boutiques et à la pièce? – Mais la broderie et les ornements y ajoutent encore la magnificence. – Je loue donc le travail de l’ouvrier. – Si on lui demande quelle heure il est, il tire une montre qui est un chef-d’oeuvre; la garde de son épée est un onyx; il a au doigt un gros diamant qu’il fait briller aux yeux, et qui est parfait; il ne lui manque aucune de ces curieuses bagatelles que l’on porte sur soi autant pour la vanité que pour l’usage, et il ne se plaint non plus toute sorte de parure qu’un jeune homme qui a épousé une riche vieille. – Vous m’inspirez enfin de la curiosité; il faut voir du moins des choses si précieuses – envoyez-moi cet habit et ces bijoux de Philémon; je vous quitte de la personne.

Tu te trompes, Philémon, si avec ce carrosse brillant, ce grand nombre de coquins qui te suivent, et ces six bêtes qui te traînent, tu penses que l’on t’en estime davantage: l’on écarte tout cet attirail qui t’est étranger, pour pénétrer jusques à toi, qui n’es qu’un fat.

Ce n’est pas qu’il faut quelquefois pardonner à celui qui, avec un grand cortège, un habit riche et un magnifique équipage, s’en croit plus de naissance et plus d’esprit: il lit cela dans la contenance et dans les yeux de ceux qui lui parlent.

28- Un homme à la cour, et souvent à la ville, qui a un long manteau de soie ou de drap de Hollande, une ceinture large et placée haut sur l’estomac, le soulier de maroquin, la calotte de même, d’un beau grain, un collet bien fait et bien empesé, les cheveux arrangés et le teint vermeil, qui avec cela se souvient de quelques distinctions métaphysiques, explique ce que c’est que la lumière de gloire, et sait précisément comment l’on voit Dieu, cela s’appelle un docteur. Une personne humble, qui est ensevelie dans le cabinet, qui a médité, cherché, consulté, confronté, lu ou écrit pendant toute sa vie, est un homme docte.

29- Chez nous le soldat est brave, et l’homme de robe est savant; nous n’allons pas plus loin. Chez les Romains l’homme de robe était brave, et le soldat était savant: un Romain était tout ensemble et le soldat et l’homme de robe.

30- Il semble que le héros est d’un seul métier, qui est celui de la guerre, et que le grand homme est de tous les métiers, ou de la robe, ou de l’épée, ou du cabinet, ou de la cour: l’un et l’autre mis ensemble ne pèsent pas un homme de bien.

31- Dans la guerre, la distinction entre le héros et le grand homme est délicate: toutes les vertus militaires font l’un et l’autre. Il semble néanmoins que le premier soit jeune, entreprenant, d’une haute valeur, ferme dans les périls, intrépide; que l’autre excelle par un grand sens, par une vaste prévoyance, par une haute capacité, et par une longue expérience. Peut-être qu’ALEXANDRE n’était qu’un héros, et que CESAR était un grand homme.

32- Aemile était né ce que les plus grands hommes ne deviennent qu’à force de règles, de méditation et d’exercice. Il n’a eu dans ses premières années qu’à remplir des talents qui étaient naturels, et qu’à se livrer à son génie. Il a fait, il a agi, avant que de savoir, ou plutôt il a su ce qu’il n’avait jamais appris. Dirai-je que les jeux de son enfance ont été plusieurs victoires? Une vie accompagnée d’un extrême bonheur joint à une longue expérience serait illustre par les seules actions qu’il avait achevées dès sa jeunesse. Toutes les occasions de vaincre qui se sont depuis offertes, il les a embrassées; et celles qui n’étaient pas, sa vertu et son étoile les ont fait naître: admirable même et par les choses qu’il a faites, et par celles qu’il aurait pu faire. On l’a regardé comme un homme incapable de céder à l’ennemi, de plier sous le nombre ou sous les obstacles; comme une âme du premier ordre, pleine de ressources et de lumières, et qui voyait encore où personne ne voyait plus; comme celui qui, à la tête des légions, était pour elles un présage de la victoire, et qui valait seul plusieurs légions; qui était grand dans la prospérité, plus grand quand la fortune lui a été contraire (la levée d’un siège, une retraite, l’ont plus ennobli que ses triomphes; l’on ne met qu’après les batailles gagnées et les villes prises); qui était rempli de gloire et de modestie, on lui a entendu dire: Je fuyais, avec la même grâce qu’il disait: Nous les battîmes; un homme dévoué à l’Etat, à sa famille, au chef de sa famille; sincère pour Dieu et pour les hommes, autant admirateur du mérite que s’il lui eût été moins propre et moins familier; un homme vrai, simple, magnanime, à qui il n’a manqué que les moindres vertus.

33- Les enfants des Dieux, pour ainsi dire, se tirent des règles de la nature, et en sont comme l’exception. Ils n’attendent presque rien du temps et des années. Le mérite chez eux devance l’âge. Ils naissent instruits, et ils sont plus tôt des hommes parfaits que le commun des hommes ne sort de l’enfance.

34- Les vues courtes, je veux dire les esprits bornés et resserrés dans leur petite sphère, ne peuvent comprendre cette universalité de talents que l’on remarque quelquefois dans un même sujet: où ils voient l’agréable, ils en excluent le solide; où ils croient découvrir les grâces du corps, l’agilité, la souplesse, la dextérité, ils ne veulent plus y admettre les dons de l’âme, la profondeur, la réflexion, la sagesse: ils ôtent de l’histoire de SOCRATE qu’il ait dansé.

35- Il n’y a guère d’homme si accompli et si nécessaire aux siens, qu’il n’ait de quoi se faire moins regretter.

36- Un homme d’esprit et d’un caractère simple et droit peut tomber dans quelque piège; il ne pense pas que personne veuille lui en dresser, et le choisir pour être sa dupe: cette confiance le rend moins précautionné, et les mauvais plaisants l’entament par cet endroit. Il n’y a qu’à perdre pour ceux qui en viendraient à une seconde charge: il n’est trompé qu’une fois.

J’éviterai avec soin d’offenser personne, si je suis équitable; mais sur toutes choses un homme d’esprit, si j’aime le moins du monde mes intérêts.

37- Il n’y a rien de si délié, de si simple et de si imperceptible, où il n’entre des manières qui nous décèlent. Un sot ni n’entre, ni ne sort, ni ne s’assied, ni ne se lève, ni ne se tait, ni n’est sur ses jambes, comme un homme d’esprit.

38- Je connais Mopse d’une visite qu’il m’a rendue sans me connaître; il prie des gens qu’il ne connaît point de le mener chez d’autres dont il n’est pas connu; il écrit à des femmes qu’il connaît de vue. Il s’insinue dans un cercle de personnes respectables, et qui ne savent quel il est, et là, sans attendre qu’on l’interroge, ni sans sentir qu’il interrompt, il parle, et souvent, et ridiculement. Il entre une autre fois dans une assemblée, se place où il se trouve, sans nulle attention aux autres, ni à soi-même; on l’ôte d’une place destinée à un ministre, il s’assied à celle du duc et pair; il est là précisément celui dont la multitude rit, et qui seul est grave et ne rit point. Chassez un chien du fauteuil du Roi, il grimpe à la chaire du prédicateur; il regarde le monde indifféremment, sans embarras, sans pudeur; il n’a pas, non plus que le sot, de quoi rougir.

39- Celse est d’un rang médiocre, mais des grands le souffrent; il n’est pas savant, il a relation avec des savants; il a peu de mérite, mais il connaît des gens qui en ont beaucoup; il n’est pas habile, mais il a une langue qui peut servir de truchement, et des pieds qui peuvent le porter d’un lieu à un autre. C’est un homme né pour les allées et venues, pour écouter des propositions et les rapporter, pour en faire d’office, pour aller plus loin que sa commission et en être désavoué, pour réconcilier des gens qui se querellent à leur première entrevue; pour réussir dans une affaire et en manquer mille, pour se donner toute la gloire de la réussite, et pour détourner sur les autres la haine d’un mauvais succès. Il sait les bruits communs, les historiettes de la ville; il ne fait rien, il dit ou il écoute ce que les autres font, il est nouvelliste; il sait même le secret des familles: il entre dans de plus hauts mystères: il vous dit pourquoi celui-ci est exilé, et pourquoi on rappelle cet autre; il connaît le fond et les causes de la brouillerie des deux frères, et de la rupture des deux ministres. N’a-t-il pas prédit aux premiers les tristes suites de leur mésintelligence? N’a-t-il pas dit de ceux-ci que leur union ne serait pas longue? N’était-il pas présent à de certaines paroles qui furent dites? N’entra-t-il pas dans une espèce de négociation? Le voulut-on croire? fut-il écouté? A qui parlez-vous de ces choses? Qui a eu plus de part que Celse à toutes ces intrigues de cour? Et si cela n’était ainsi, s’il ne l’avait du moins ou rêvé ou imaginé, songerait-il à vous le faire croire? aurait-il l’air important et mystérieux d’un homme revenu d’une ambassade?

40- Ménippe est l’oiseau paré de divers plumages qui ne sont pas à lui. Il ne parle pas, il ne sent pas; il répète des sentiments et des discours, se sert même si naturellement de l’esprit des autres qu’il y est le premier trompé, et qu’il croit souvent dire son goût ou expliquer sa pensée, lorsqu’il n’est que l’écho de quelqu’un qu’il vient de quitter. C’est un homme qui est de mise un quart d’heure de suite, qui le moment d’après baisse, dégénère, perd le peu de lustre qu’un peu de mémoire lui donnait, et montre la corde. Lui seul ignore combien il est au-dessous du sublime et de l’héroïque; et, incapable de savoir jusqu’où l’on peut avoir de l’esprit, il croit naïvement que ce qu’il en a est tout ce que les hommes en sauraient avoir: aussi a-t-il l’air et le maintien de celui qui n’a rien à désirer sur ce chapitre, et qui ne porte envie à personne. Il se parle souvent à soi-même, et il ne s’en cache pas, ceux qui passent le voient, et qu’il semble toujours prendre un parti, ou décider qu’une telle chose est sans réplique. Si vous le saluez quelquefois, c’est le jeter dans l’embarras de savoir s’il doit rendre le salut ou non; et pendant qu’il délibère, vous êtes déjà hors de portée. Sa vanité l’a fait honnête homme, l’a mis au-dessus de lui-même, l’a fait devenir ce qu’il n’était pas. L’on juge, en le voyant, qu’il n’est occupé que de sa personne; qu’il sait que tout lui sied bien, et que sa parure est assortie; qu’il croit que tous les yeux sont ouverts sur lui, et que les hommes se relayent pour le contempler.

41- Celui qui, logé chez soi dans un palais, avec deux appartements pour les deux saisons, vient coucher au Louvre dans un entre-sol n’en use pas ainsi par modestie; cet autre qui, pour conserver une taille fine, s’abstient du vin et ne fait qu’un seul repas n’est si sobre ni tempérant; et d’un troisième qui, importuné d’un ami pauvre, lui donne enfin quelque secours, l’on dit qu’il achète son repos, et nullement qu’il est libéral. Le motif seul fait le mérite des actions des hommes, et le désintéressement y met la perfection.

42- La fausse grandeur est farouche et inaccessible comme elle sent son faible, elle se cache, ou du moins ne se montre pas de front, et ne se fait voir qu’autant qu’il faut pour imposer et ne paraître point ce qu’elle est, je veux dire une vraie petitesse. La véritable grandeur est libre, douce, familière, populaire; elle se laisse toucher et manier, elle ne perd rien à être vue de près; plus on la connaît, plus on l’admire. Elle se courbe par bonté vers ses inférieurs, et revient sans effort dans son naturel; elle s’abandonne quelquefois, se néglige, se relâche de ses avantages, toujours en pouvoir de les reprendre et de les faire valoir; elle rit, joue et badine, mais avec dignité; on l’approche tout ensemble avec liberté et avec retenue. Son caractère est noble et facile, inspire le respect et la confiance, et fait que les princes nous paraissent grands et très grands, sans nous faire sentir que nous sommes petits.

43- Le sage guérit de l’ambition par l’ambition même; il tend à de si grandes choses, qu’il ne peut se borner à ce qu’on appelle des trésors, des postes, la fortune et la faveur: il ne voit rien dans de si faibles avantages qui soit assez bon et assez solide pour remplir son coeur, et pour mériter ses soins et ses désirs; il a même besoin d’efforts pour ne les pas trop dédaigner. Le seul bien capable de le tenter est cette sorte de gloire qui devrait naître de la vertu toute pure et toute simple; mais les hommes ne l’accordent guère, et il s’en passe.

44- Celui-là est bon qui fait du bien aux autres; s’il souffre pour le bien qu’il fait, il est très bon; s’il souffre de ceux à qui il a fait ce bien, il a une si grande bonté qu’elle ne peut être augmentée que dans le cas où ses souffrances viendraient à croître; et s’il en meurt, sa vertu ne saurait aller plus loin: elle est héroïque, elle est parfaite.

Des femmes

1- Les hommes et les femmes conviennent rarement sur le mérite d’une femme: leurs intérêts sont trop différents. Les femmes ne se plaisent point les unes aux autres par les mêmes agréments qu’elles plaisent aux hommes: mille manières qui allument dans ceux-ci les grandes passions, forment entre elles l’aversion et l’antipathie.

2- Il y a dans quelques femmes une grandeur artificielle, attachée au mouvement des yeux, à un air de tête, aux façons de marcher, et qui ne va pas plus loin; un esprit éblouissant qui impose, et que l’on n’estime que parce qu’il n’est pas approfondi. Il y a dans quelques autres une grandeur simple, naturelle, indépendante du geste et de la démarche, qui a sa source dans le coeur, et qui est comme une suite de leur haute naissance; un mérite paisible, mais solide, accompagné de mille vertus qu’elles ne peuvent couvrir de toute leur modestie, qui échappent, et qui se montrent à ceux qui ont des yeux.

3- J’ai vu souhaiter d’être fille, et une belle fille, depuis treize ans jusques à vingt-deux, et après cet âge, de devenir un homme.

4- Quelques jeunes personnes ne connaissent point assez les avantages d’une heureuse nature, et combien il leur serait utile de s’y abandonner; elles affaiblissent ces dons du ciel, si rares et si fragiles, par des manières affectées et par une mauvaise imitation: leur son de voix et leur démarche sont empruntés; elles se composent, elles se recherchent, regardent dans un miroir si elles s’éloignent assez de leur naturel. Ce n’est pas sans peine qu’elles plaisent moins.

5- Chez les femmes, se parer et se farder n’est pas, je l’avoue, parler contre sa pensée; c’est plus aussi que le travestissement et la mascarade, où l’on ne se donne point pour ce que l’on paraît être, mais où l’on pense seulement à se cacher et à se faire ignorer: c’est chercher à imposer aux yeux, et vouloir paraître selon l’extérieur contre la vérité; c’est une espèce de menterie.

Il faut juger des femmes depuis la chaussure jusqu’à la coiffure exclusivement, à peu près comme on mesure le poisson entre queue et tête.

6- Si les femmes veulent seulement être belles à leurs propres yeux et se plaire à elles-mêmes elles peuvent sans doute, dans la manière de s’embellir, dans le choix des ajustements et de la parure, suivre leur goût et leur caprice; mais si c’est aux hommes qu’elles désirent de plaire, si c’est pour eux qu’elles se fardent ou qu’elles s’enluminent, j’ai recueilli les voix, et je leur prononce, de la part de tous les hommes ou de la plus grande partie, que le blanc et le rouge les rend affreuses et dégoûtantes; que le rouge seul les vieillit et les déguise; qu’ils haïssent autant à les voir avec de la céruse sur le visage, qu’avec de fausses dents en la bouche, et des boules de cire dans les mâchoires; qu’ils protestent sérieusement contre tout l’artifice dont elles usent pour se rendre laides; et que, bien loin d’en répondre devant Dieu, il semble au contraire qu’il leur ait réservé ce dernier et infaillible moyen de guérir des femmes.

Si les femmes étaient telles naturellement qu’elles le deviennent par un artifice, qu’elles perdissent en un moment toute la fraîcheur de leur teint, qu’elles eussent le visage aussi allumé et aussi plombé qu’elles se le font par le rouge et par la peinture dont elles se fardent, elles seraient inconsolables.

7- Une femme coquette ne se rend point sur la passion de plaire, et sur l’opinion qu’elle a de sa beauté: elle regarde le temps et les années comme quelque chose seulement qui ride et qui enlaidit les autres femmes; elle oublie du moins que l’âge est écrit sur le visage. La même parure qui a autrefois embelli sa jeunesse, défigure enfin sa personne, éclaire les défauts de sa vieillesse. La mignardise et l’affectation l’accompagnent dans la douleur et dans la fièvre: elle meurt parée et en rubans de couleur.

8- Lise entend dire d’une autre coquette qu’elle se moque de se piquer de jeunesse, et de vouloir user d’ajustements qui ne conviennent plus à une femme de quarante ans. Lise les a accomplis; mais les années pour elle ont moins de douze mois, et ne la vieillissent point: elle le croit ainsi, et pendant qu’elle se regarde au miroir, qu’elle met du rouge sur son visage et qu’elle place des mouches elle convient qu’il n’est pas permis à un certain âge de faire la jeune, et que Clarice en effet, avec ses mouches et son rouge, est ridicule.

9- Les femmes se préparent pour leurs amants, si elles les attendent; mais si elles en sont surprises, elles oublient à leur arrivée l’état où elles se trouvent; elles ne se voient plus. Elles ont plus de loisir avec les indifférents; elles sentent le désordre où elles sont, s’ajustent en leur présence, ou disparaissent un moment, et reviennent parées.

10- Un beau visage est le plus beau de tous les spectacles; et l’harmonie la plus douce est le son de voix de celle que l’on aime.

11- L’agrément est arbitraire: la beauté est quelque chose de plus réel et de plus indépendant du goût et de l’opinion.

12- L’on peut être touché de certaines beautés si parfaites et d’un mérite si éclatant, que l’on se borne à les voir et à leur parler.

13- Une belle femme qui a les qualités d’un honnête homme est ce qu’il y a au monde d’un commerce plus délicieux: l’on trouve en elle tout le mérite des deux sexes.

14- Il échappe à une jeune personne de petites choses qui persuadent beaucoup, et qui flattent sensiblement celui pour qui elles sont faites. Il n’échappe presque rien aux hommes; leurs caresses sont volontaires; ils parlent, ils agissent, ils sont empressés, et persuadent moins.

15- Le caprice est dans les femmes tout proche de la beauté, pour être son contre-poison, et afin qu’elle nuise moins aux hommes, qui n’en guériraient pas sans remède.

16- Les femmes s’attachent aux hommes par les faveurs qu’elles leur accordent: les hommes guérissent par ces mêmes faveurs.

17- Une femme oublie d’un homme qu’elle n’aime plus jusques aux faveurs qu’il a reçues d’elle.

18- Une femme qui n’a qu’un galant croit n’être point coquette, celle qui a plusieurs galants croit n’être que coquette.

Telle femme évite d’être coquette par un ferme attachement à un seul, qui passe pour folle par son mauvais choix.

19- Un ancien galant tient à si peu de chose, qu’il cède à un nouveau mari; et celui-ci dure si peu, qu’un nouveau galant qui survient lui rend le change.

Un ancien galant craint ou méprise un nouveau rival, selon le caractère de la personne qu’il sert.

Il ne manque souvent à un ancien galant, auprès d’une femme qui l’attache, que le nom de mari: c’est beaucoup, et il serait mille fois perdu sans cette circonstance.

20- Il semble que la galanterie dans une femme ajoute à la coquetterie. Un homme coquet au contraire est quelque chose de pire qu’un homme galant. L’homme coquet et la femme galante vont assez de pair.

21- Il y a peu de galanteries secrètes. Bien des femmes ne sont pas mieux désignées par le nom de leurs maris que par celui de leurs amants.

22- Une femme galante veut qu’on l’aime; il suffit à une coquette d’être trouvée aimable et de passer pour belle. Celle-là cherche à engager, celle-ci se contente de plaire. La première passe successivement d’un engagement à un autre; la seconde a plusieurs amusements tout à la fois. Ce qui domine dans l’une, c’est la passion et le plaisir; et dans l’autre, c’est la vanité et la légèreté. La galanterie est un faible du coeur, ou peut-être un vice de la complexion; la coquetterie est un dérèglement de l’esprit. La femme galante se fait craindre et la coquette se fait haïr. L’on peut tirer de ces deux caractères de quoi en faire un troisième, le pire de tous.

23- Une femme faible est celle à qui l’on reproche une faute, qui se la reproche à elle-même; dont le coeur combat la raison, qui veut guérir, qui ne guérira point, ou bien tard.

24- Une femme inconstante est celle qui n’aime plus; une légère, celle qui déjà en aime un autre; une volage, celle qui ne sait si elle aime et ce qu’elle aime; une indifférente, celle qui n’aime rien.

25- La perfidie, si je l’ose dire, est un mensonge de toute la personne: c’est dans une femme l’art de placer un mot ou une action qui donne le change, et quelquefois de mettre en oeuvre des serments et des promesses qui ne lui coûtent pas plus à faire qu’à violer.

Une femme infidèle, si elle est connue pour telle de la personne intéressée, n’est qu’infidèle: s’il la croit fidèle, elle est perfide.

On tire ce bien de la perfidie des femmes, qu’elle guérit de la jalousie.

26- Quelques femmes ont dans le cours de leur vie un double engagement à soutenir, également difficile à rompre et à dissimuler; il ne manque à l’un que le contrat, et à l’autre que le coeur.

27- A juger de cette femme par sa beauté, sa jeunesse, sa fierté et ses dédains, il n’y a personne qui doute que ce ne soit un héros qui doive un jour la charmer. Son choix est fait: c’est un petit monstre qui manque d’esprit.

28- Il y a des femmes déjà flétries, qui par leur complexion ou par leur mauvais caractère sont naturellement la ressource des jeunes gens qui n’ont pas assez de bien. Je ne sais qui est plus à plaindre, ou d’une femme avancée en âge qui a besoin d’un cavalier, ou d’un cavalier qui a besoin d’une vieille.

29- Le rebut de la cour est reçu à la ville dans une ruelle, où il défait le magistrat, même en cravate et en habit gris, ainsi que le bourgeois en baudrier, les écarte et devient maître de la place: il est écouté, il est aimé; on ne tient guère plus d’un moment contre une écharpe d’or et une plume blanche, contre un homme qui parle au Roi et voit les ministres. Il fait des jaloux et des jalouses: on l’admire, il fait envie: à quatre lieues de là, il fait pitié.

30- Un homme de la ville est pour une femme de province ce qu’est pour une femme de ville un homme de la cour.

31- A un homme vain, indiscret, qui est grand parleur et mauvais plaisant, qui parle de soi avec confiance et des autres avec mépris, impétueux, altier, entreprenant, sans moeurs ni probité, de nul jugement et d’une imagination très libre, il ne lui manque plus, pour être adoré de bien des femmes, que de beaux traits et la taille belle.

32- Est-ce en vue du secret, ou par un goût hypocondre, que cette femme aime un valet cette autre un moine, et Dorinne son médecin?

33- Roscius entre sur la scène de bonne grâce oui, Lélie; et j’ajoute encore qu’il a les jambes bien tournées, qu’il joue bien, et de longs rôles, et que pour déclamer parfaitement il ne lui manque, comme on le dit, que de parler avec la bouche mais est-il le seul qui ait de l’agrément dans ce qu’il fait? et ce qu’il fait, est-ce la chose la plus noble et la plus honnête que l’on puisse faire? Roscius d’ailleurs ne peut être à vous, il est à une autre; et quand cela ne serait pas ainsi, il est retenu: Cladie attend, pour l’avoir, qu’il se soit dégoûté de Messaline. Prenez Bathylle, Lélie: où trouverez-vous, je ne dis pas dans l’ordre des chevaliers, que vous dédaignez, mais même parmi les farceurs un jeune homme qui s’élève si haut en dansant, et qui passe mieux la capriole? Voudriez-vous le sauteur Cobus, qui, jetant ses pieds en avant, tourne une fois en l’air avant que de tomber à terre? Ignorez-vous qu’il n’est plus jeune? Pour Bathylle, dites-vous, la presse y est trop grande, et il refuse plus de femmes qu’il n’en agrée; mais vous avez Dracon, le joueur de flûte: nul autre de son métier n’enfle plus décemment ses joues en soufflant dans le hautbois ou le flageolet, car c’est une chose infinie que le nombre des instruments qu’il fait parler; plaisant d’ailleurs, il fait rire jusqu’aux enfants et aux femmelettes. Qui mange et qui boit mieux que Dracon en un seul repas? Il enivre toute une compagnie, et il se rend le dernier. Vous soupirez, Lélie: est-ce que Dracon aurait fait un choix, ou que malheureusement on vous aurait prévenue? Se serait-il enfin engagé à Césonie, qui l’a tant couru, qui lui a sacrifié une si grande foule d’amants, je dirai même toute la fleur des Romains? à Césonie, qui est d’une famille patricienne, qui est si jeune, si belle, et si sérieuse? je vous plains, Lélie, si vous avez pris par contagion ce nouveau goût qu’ont tant de femmes romaines pour ce qu’on appelle des hommes publics, et exposés par leur condition à la vue des autres. Que ferez-vous, lorsque le meilleur en ce genre vous est enlevé? Il reste encore Bronte, le questionnaire: le peuple ne parle que de sa force et de son adresse; c’est un jeune homme qui a les épaules larges et la taille ramassée, un nègre d’ailleurs, un homme noir.

34- Pour les femmes du monde, un jardinier est un jardinier, et un maçon est un maçon; pour quelques autres plus retirées, un maçon est un homme, un jardinier est un homme. Tout est tentation à qui la craint.

35- Quelques femmes donnent aux couvents et à leurs amants: galantes et bienfactrices, elles ont jusque dans l’enceinte de l’autel des tribunes et des oratoires où elles lisent des billets tendres, et où personne ne voit qu’elles ne prient point Dieu.

36- Qu’est-ce qu’une femme que l’on dirige? Est-ce une femme plus complaisante pour son mari, plus douce pour ses domestiques, plus appliquée à sa famille et à ses affaires, plus ardente et plus sincère pour ses amis; qui soit moins esclave de son humeur, moins attachée à ses intérêts; qui aime moins les commodités de la vie; je ne dis pas qui fasse des largesses à ses enfants qui sont déjà riches, mais qui, opulente elle-même et accablée du superflu, leur fournisse le nécessaire, et leur rende au moins la justice qu’elle leur doit; qui soit plus exempte d’amour de soi-même et d’éloignement pour les autres; qui soit plus libre de tous attachements humains? « Non, dites-vous, ce n’est rien de toutes ces choses. » J’insiste, et je vous demande: « Qu’est-ce donc qu’une femme que l’on dirige? » Je vous entends, c’est une femme qui a un directeur.

37- Si le confesseur et le directeur ne conviennent point sur une règle de conduite, qui sera le tiers qu’une femme prendra pour sur-arbitre?

38- Le capital pour une femme n’est pas d’avoir un directeur, mais de vivre si uniment qu’elle s’en puisse passer.

39- Si une femme pouvait dire à son confesseur, avec ses autres faiblesses, celles qu’elle a pour son directeur, et le temps qu’elle perd dans son entretien, peut-être lui serait-il donné pour pénitence d’y renoncer.

40- Je voudrais qu’il me fût permis de crier de toute ma force à ces hommes saints qui ont été autrefois blessés des femmes: « Fuyez les femmes, ne les dirigez point, laissez à d’autres le soin de leur salut. »

41- C’est trop contre un mari d’être coquette et dévote; une femme devrait opter.

42- J’ai différé à le dire, et j’en ai souffert; mais enfin il m’échappe, et j’espère même que ma franchise sera utile à celles qui n’ayant pas assez d’un confesseur pour leur conduite, n’usent d’aucun discernement dans le choix de leurs directeurs. Je ne sors pas d’admiration et d’étonnement à la vue de certains personnages que je ne nomme point; j’ouvre de fort grands yeux sur eux; je les contemple: ils parlent, je prête l’oreille; je m’informe, on me dit des faits, je les recueille; et je ne comprends pas comment des gens en qui je crois voir toutes choses diamétralement opposées au bon esprit, au sens droit, à l’expérience des affaires du monde, à la connaissance de l’homme, à la science de la religion et des moeurs, présument que Dieu doive renouveler en nos jours la merveille de l’apostolat, et faire un miracle en leurs personnes, en les rendant capables, tout simples et petits esprits qu’ils sont, du ministère des âmes, celui de tous le plus délicat et le plus sublime; et si au contraire ils se croient nés pour un emploi si relevé, si difficile, et accordé à si peu de personnes, et qu’ils se persuadent de ne faire en cela qu’exercer leurs talents naturels et suivre une vocation ordinaire, je le comprends encore moins.

Je vois bien que le goût qu’il y a à devenir le dépositaire du secret des familles, à se rendre nécessaire pour les réconciliations, à procurer des commissions ou à placer des domestiques, à trouver toutes les portes ouvertes dans les maisons des grands, à manger souvent à de bonnes tables, à se promener en carrosse dans une grande ville, et à faire de délicieuses retraites à la campagne, à voir plusieurs personnes de nom et de distinction s’intéresser à sa vie et à sa santé, et à ménager pour les autres et pour soi-même tous les intérêts humains, je vois bien, encore une fois, que cela seul a fait imaginer le spécieux et irrépréhensible prétexte du soin des âmes, et semé dans le monde cette pépinière intarissable de directeurs.

43- La dévotion vient à quelques-uns, et surtout aux femmes, comme une passion, ou comme le faible d’un certain âge, ou comme une mode qu’il faut suivre. Elles comptaient autrefois une semaine par les jours de jeu, de spectacle, de concert, de mascarade, ou d’un joli sermon: elles allaient le lundi perdre leur argent chez Ismène, le mardi leur temps chez Célimène, et le mercredi leur réputation chez Célimène; elles savaient dès la veille toute la joie qu’elles devaient avoir le jour d’après et le lendemain; elles jouissaient tout à la fois du plaisir présent et de celui qui ne leur pouvait manquer; elles auraient souhaité de les pouvoir rassembler tous en un seul jour: c’était alors leur unique inquiétude et tout le sujet de leurs distractions; et si elles se trouvaient quelquefois à l’Opéra, elles y regrettaient la comédie. Autres temps, autres moeurs: elles outrent l’austérité et la retraite; elles n’ouvrent plus les yeux qui leur sont donnés pour voir; elles ne mettent plus leurs sens à aucun usage; et chose incroyable! elles parlent peu; elles pensent encore, et assez bien d’elles-mêmes, comme assez mal des autres; il y a chez elles une émulation de vertu et de réforme qui tient quelque chose de la jalousie; elles ne haïssent pas de primer dans ce nouveau genre de vie, comme elles faisaient dans celui qu’elles viennent de quitter par politique ou par dégoût. Elles se perdaient gaiement par la galanterie, par la bonne chère et par l’oisiveté, et elles se perdent tristement par la présomption et par l’envie.

44- Si j’épouse, Hermas, une femme avare, elle ne me ruinera point; si une joueuse, elle pourra s’enrichir; si une savante, elle saura m’instruire; si une prude, elle ne sera point emportée; si une emportée, elle exercera ma patience; si une coquette, elle voudra me plaire; si une galante, elle le sera peut-être jusqu’à m’aimer; si une dévote, répondez, Hermas, que dois-je attendre de celle qui veut tromper Dieu, et qui se trompe elle-même?

45- Une femme est aisée à gouverner, pourvu que ce soit un homme qui s’en donne la peine. Un seul même en gouverne plusieurs; il cultive leur esprit et leur mémoire, fixe et détermine leur religion; il entreprend même de régler leur coeur. Elles n’approuvent et ne désapprouvent, ne louent et ne condamnent, qu’après avoir consulté ses yeux et son visage. Il est le dépositaire de leurs joies et de leurs chagrins, de leurs désirs, de leurs jalousies, de leurs haines et de leurs amours; il les fait rompre avec leurs galants; il les brouille et les réconcilie avec leurs maris, et il profite des interrègnes. Il prend soin de leurs affaires, sollicite leurs procès, et voit leurs juges; il leur donne son médecin, son marchand, ses ouvriers; il s’ingère de les loger, de les meubler, et il ordonne de leur équipage. On le voit avec elles dans leurs carrosses, dans les rues d’une ville et aux promenades, ainsi que dans leur banc à un sermon, et dans leur loge à la comédie; il fait avec elles les mêmes visites; il les accompagne au bain, aux eaux, dans les voyages; il a le plus commode appartement chez elles à la campagne. Il vieillit sans déchoir de son autorité: un peu d’esprit et beaucoup de temps à perdre lui suffit pour la conserver; les enfants, les héritiers, la bru, la nièce, les domestiques, tout en dépend. Il a commencé par se faire estimer; il finit par se faire craindre. Cet ami si ancien, si nécessaire, meurt sans qu’on le pleure; et dix femmes dont il était le tyran héritent par sa mort de la liberté.

46- Quelques femmes ont voulu cacher leur conduite sous les dehors de la modestie; et tout ce que chacune a pu gagner par une continuelle affectation, et qui ne s’est jamais démentie, a été de faire dire de soi: On l’aurait prise pour une vestale.

47- C’est dans les femmes une violente preuve d’une réputation bien nette et bien établie, qu’elle ne soit pas même effleurée par la familiarité de quelques-unes qui ne leur ressemblent point; et qu’avec toute la pente qu’on a aux malignes explications, on ait recours à une tout autre raison de ce commerce qu’à celle de la convenance des moeurs.

48- Un comique outre sur la scène ses personnages; un poète charge ses descriptions; un peintre qui fait d’après nature force et exagère une passion, un contraste, des attitudes; et celui qui copie, s’il ne mesure au compas les grandeurs et les proportions, grossit ses figures, donne à toutes les pièces qui entrent dans l’ordonnance de son tableau plus de volume que n’en ont celles de l’original: de même la pruderie est une imitation de la sagesse.

Il y a une fausse modestie qui est vanité, une fausse gloire qui est légèreté, une fausse grandeur qui est petitesse, une fausse vertu qui est hypocrisie, une fausse sagesse qui est pruderie.

Une femme prude paye de maintien et de parole; une femme sage paye de conduite. Celle-là suit son humeur et sa complexion, celle-ci sa raison et son coeur. L’une est sérieuse et austère; l’autre est dans les diverses rencontres précisément ce qu’il faut qu’elle soit. La première cache des faibles sous de plausibles dehors, la seconde couvre un riche fonds sous un air libre et naturel. La pruderie contraint l’esprit, ne cache ni l’âge ni la laideur; souvent elle les suppose: la sagesse au contraire pallie les défauts du corps, ennoblit l’esprit, ne rend la jeunesse que plus piquante et la beauté que plus périlleuse.

49- Pourquoi s’en prendre aux hommes de ce que les femmes ne sont pas savantes? Par quelles lois, par quels édits, par quels rescrits leur a-t-on défendu d’ouvrir les yeux et de lire, de retenir ce qu’elles ont lu, et d’en rendre compte ou dans leur conversation ou par leurs ouvrages? Ne se sont-elles pas au contraire établies elles-mêmes dans cet usage de ne rien savoir, ou par la faiblesse de leur complexion, ou par la paresse de leur esprit ou par le soin de leur beauté, ou par une certaine légèreté qui les empêche de suivre une longue étude, ou par le talent et le génie qu’elles ont seulement pour les ouvrages de la main, ou par les distractions que donnent les détails d’un domestique, ou par un éloignement naturel des choses pénibles et sérieuses, ou par une curiosité toute différente de celle qui contente l’esprit, ou par un tout autre goût que celui d’exercer leur mémoire? Mais à quelque cause que les hommes puissent devoir cette ignorance des femmes, ils sont heureux que les femmes, qui les dominent d’ailleurs par tant d’endroits, aient sur eux cet avantage de moins.

On regarde une femme savante comme on fait une belle arme: elle est ciselée artistement, d’une polissure admirable et d’un travail fort recherché; c’est une pièce de cabinet, que l’on montre aux curieux, qui n’est pas d’usage, qui ne sert ni à la guerre ni à la chasse, non plus qu’un cheval de manège, quoique le mieux instruit du monde.

Si la science et la sagesse se trouvent unies en un même sujet, je ne m’informe plus du sexe, j’admire; et si vous me dites qu’une femme sage ne songe guère à être savante, ou qu’une femme savante n’est guère sage, vous avez déjà oublié ce que vous venez de lire, que les femmes ne sont détournées des sciences que par de certains défauts: concluez donc vous-même que moins elles auraient de ces défauts, plus elles seraient sages, et qu’ainsi une femme sage n’en serait que plus propre à devenir savante, ou qu’une femme savante, n’étant telle que parce qu’elle aurait pu vaincre beaucoup de défauts, n’en est que plus sage.

50- La neutralité entre des femmes qui nous sont également amies, quoiqu’elles aient rompu pour des intérêts où nous n’avons nulle part, est un point difficile: il faut choisir souvent entre elles, ou les perdre toutes deux.

51- Il y a telle femme qui aime mieux son argent que ses amis, et ses amants que son argent.

52- Il est étonnant de voir dans le coeur de certaines femmes quelque chose de plus vif et de plus fort que l’amour pour les hommes, je veux dire l’ambition et le jeu: de telles femmes rendent les hommes chastes; elles n’ont de leur sexe que les habits.

53- Les femmes sont extrêmes: elles sont meilleures ou pires que les hommes.

54- La plupart des femmes n’ont guère de principes; elles se conduisent par le coeur, et dépendent pour leurs moeurs de ceux qu’elles aiment.

55- Les femmes vont plus loin en amour que la plupart des hommes; mais les hommes l’emportent sur elles en amitié.

Les hommes sont cause que les femmes ne s’aiment point.

56- Il y a du péril à contrefaire. Lise, déjà vieille, veut rendre une jeune femme ridicule, et elle-même devient difforme; elle me fait peur. Elle use pour l’imiter de grimaces et de contorsions: la voilà aussi laide qu’il faut pour embellir celle dont elle se moque.

57- On veut à la ville que bien des idiots et des idiotes aient de l’esprit; on veut à la cour que bien des gens manquent d’esprit qui en ont beaucoup; et entre les personnes de ce dernier genre une belle femme ne se sauve qu’à peine avec d’autres femmes.

58- Un homme est plus fidèle au secret d’autrui qu’au sien propre; une femme au contraire garde mieux son secret que celui d’autrui.

59- Il n’y a point dans le coeur d’une jeune personne un si violent amour auquel l’intérêt ou l’ambition n’ajoute quelque chose.

60- Il y a un temps où les filles les plus riches doivent prendre parti; elles n’en laissent guère échapper les premières occasions sans se préparer un long repentir: il semble que la réputation des biens diminue en elles avec celle de leur beauté. Tout favorise au contraire une jeune personne, jusques à l’opinion des hommes, qui aiment à lui accorder tous les avantages qui peuvent la rendre plus souhaitable.

61- Combien de filles à qui une grande beauté n’a jamais servi qu’à leur faire espérer une grande fortune!

62- Les belles filles sont sujettes à venger ceux de leurs amants qu’elles ont maltraités, ou par de laids, ou par de vieux, ou par d’indignes maris.

63- La plupart des femmes jugent du mérite et de la bonne mine d’un homme par l’impression qu’ils font sur elles, et n’accordent presque ni l’un ni l’autre à celui pour qui elles ne sentent rien.

64- Un homme qui serait en peine de connaître s’il change, s’il commence à vieillir, peut consulter les yeux d’une jeune femme qu’il aborde, et le ton dont elle lui parle: il apprendra ce qu’il craint de savoir. Rude école.

65- Une femme qui n’a jamais les yeux que sur une même personne, ou qui les en détourne toujours, fait penser d’elle la même chose.

66- Il coûte peu aux femmes de dire ce qu’elles ne sentent point: il coûte encore moins aux hommes de dire ce qu’ils sentent.

67- Il arrive quelquefois qu’une femme cache à un homme toute la passion qu’elle sent pour lui, pendant que de son côté il feint pour elle toute celle qu’il ne sent pas.

68- L’on suppose un homme indifférent, mais qui voudrait persuader à une femme une passion qu’il ne sent pas; et l’on demande s’il ne lui serait pas plus aisé d’imposer à celle dont il est aimé qu’à celle qui ne l’aime point.

69- Un homme peut tromper une femme par un feint attachement, pourvu qu’il n’en ait pas ailleurs un véritable.

70- Un homme éclate contre une femme qui ne l’aime plus, et se console, une femme fait moins de bruit quand elle est quittée, et demeure longtemps inconsolable.

71- Les femmes guérissent de leur paresse par la vanité ou par l’amour.

La paresse au contraire dans les femmes vives est le présage de l’amour.

72- Il est fort sûr qu’une femme qui écrit avec emportement est emportée; il est moins clair qu’elle soit touchée. Il semble qu’une passion vive et tendre est morne et silencieuse; et que le plus pressant intérêt d’une femme qui n’est plus libre, celui qui l’agite davantage, est moins de persuader qu’elle aime, que de s’assurer si elle est aimée.

73- Glycère n’aime pas les femmes; elle hait leur commerce et leurs visites, se fait celer pour elles, et souvent pour ses amis, dont le nombre est petit, à qui elle est sévère, qu’elle resserre dans leur ordre, sans leur permettre rien de ce qui passe l’amitié; elle est distraite avec eux, leur répond par des monosyllabes, et semble chercher à s’en défaire; elle est solitaire et farouche dans sa maison; sa porte est mieux gardée et sa chambre plus inaccessible que celles de Monthoron et d’Hémery. Une seule, Corinne, y est attendue, y est reçue, et à toutes les heures; on l’embrasse à plusieurs reprises; on croit l’aimer; on lui parle à l’oreille dans un cabinet où elles sont seules; on a soi-même plus de deux oreilles pour l’écouter; on se plaint à elle de tout autre que d’elle; on lui dit toutes choses, et on ne lui apprend rien: elle a la confiance de tous les deux. L’on voit Glycère en partie carrée au bal, au théâtre dans les jardins publics, sur le chemin de Venouze, où l’on mange les premiers fruits; quelquefois seule en litière sur la route du grand faubourg, où elle a un verger délicieux, ou à la porte de Canidie, qui a de si beaux secrets, qui promet aux jeunes femmes de secondes noces, qui en dit le temps et les circonstances. Elle paraît ordinairement avec une coiffure plate et négligée, en simple déshabillé, sans corps et avec des mules: elle est belle en cet équipage, et il ne lui manque que de la fraîcheur. On remarque néanmoins sur elle une riche attache, qu’elle dérobe avec soin aux yeux de son mari. Elle le flatte, elle le caresse; elle invente tous les jours pour lui de nouveaux noms; elle n’a pas d’autre lit que celui de ce cher époux, et elle ne veut pas découcher. Le matin, elle se partage entre sa toilette et quelques billets qu’il faut écrire. Un affranchi vient lui parler en secret; c’est Parménon, qui est favori, qu’elle soutient contre l’antipathie du maître et la jalousie des domestiques. Qui à la vérité fait mieux connaître des intentions, et rapporte mieux une réponse que Parménon? qui parle moins de ce qu’il faut taire? qui sait ouvrir une porte secrète avec moins de bruit? qui conduit plus adroitement par le petit escalier? qui fait mieux sortir par où l’on est entré?

74- Je ne comprends pas comment un mari qui s’abandonne à son humeur et à sa complexion, qui ne cache aucun de ses défauts, et se montre au contraire par ses mauvais endroits, qui est avare, qui est trop négligé dans son ajustement, brusque dans ses réponses, incivil, froid et taciturne, peut espérer de défendre le coeur d’une jeune femme contre les entreprises de son galant, qui emploie la parure et la magnificence, la complaisance, les soins, l’empressement, les dons, la flatterie.

75- Un mari n’a guère un rival qui ne soit de sa main, et comme un présent qu’il a autrefois fait à sa femme. Il le loue devant elle de ses belles dents et de sa belle tête; il agrée ses soins; il reçoit ses visites; et après ce qui lui vient de son cru, rien ne lui paraît de meilleur goût que le gibier et les truffes que cet ami lui envoie. Il donne à souper, et il dit aux conviés: « Goûtez bien cela; il est de Léandre, et il ne me coûte qu’un grand merci. »

76- Il y a telle femme qui anéantit ou qui enterre son mari au point qu’il n’en est fait dans le monde aucune mention: vit-il encore? ne vit-il plus? on en doute. Il ne sert dans sa famille qu’à montrer l’exemple d’un silence timide et d’une parfaite soumission. Il ne lui est dû ni douaire ni conventions; mais à cela près, et qu’il n’accouche pas, il est la femme, et elle le mari. Ils passent les mois entiers dans une même maison sans le moindre danger de se rencontrer; il est vrai seulement qu’ils sont voisins. Monsieur paye le rôtisseur et le cuisinier, et c’est toujours chez Madame qu’on a soupé. Ils n’ont souvent rien de commun, ni le lit, ni la table, pas même le nom: ils vivent à la romaine ou à la grecque; chacun a le sien et ce n’est qu’avec le temps, et après qu’on est initié au jargon d’une ville, qu’on sait enfin que M. B… est publiquement depuis vingt années le mari de Mille L…

77- Telle autre femme, à qui le désordre manque pour mortifier son mari, y revient par sa noblesse et ses alliances, par la riche dot qu’elle a apportée, par les charmes de sa beauté, par son mérite, par ce que quelques-uns appellent vertu.

78- Il y a peu de femmes si parfaites, qu’elles empêchent un mari de se repentir du moins une fois le jour d’avoir une femme, ou de trouver heureux celui qui n’en a point.

79- Les douleurs muettes et stupides sont hors d’usage: on pleure, on récite, on répète, on est si touchée de la mort de son mari, qu’on n’en oublie pas la moindre circonstance.

80- Ne pourrait-on point découvrir l’art de se faire aimer de sa femme?

81- Une femme insensible est celle qui n’a pas encore vu celui qu’elle doit aimer.

Il y avait à Smyrne une très belle fille qu’on appelait Emire et qui était moins connue dans toute la ville par sa beauté que par la sévérité de ses moeurs, et surtout par l’indifférence qu’elle conservait pour tous les hommes, qu’elle voyait, disait-elle, sans aucun péril, et sans d’autres dispositions que celles où elle se trouvait pour ses amies ou pour ses frères. Elle ne croyait pas la moindre partie de toutes les folies qu’on disait que l’amour avait fait faire dans tous les temps et celles qu’elle avait vues elle-même, elle ne les pouvait comprendre: elle ne connaissait que l’amitié. Une jeune et charmante personne, à qui elle devait cette expérience, la lui avait rendue si douce qu’elle ne pensait qu’à la faire durer, et n’imaginait pas par quel autre sentiment elle pourrait jamais se refroidir sur celui de l’estime et de la confiance, dont elle était si contente. Elle ne parlait que d’Euphrosyne: c’était le nom de cette fidèle amie, et tout Smyrne ne parlait que d’elle et d’Euphrosyne: leur amitié passait en proverbe. Emire avait deux frères qui étaient jeunes, d’une excellente beauté, et dont toutes les femmes de la ville étaient éprises; et il est vrai qu’elle les aima toujours comme une soeur aime ses frères. Il y eut un prêtre de Jupiter, qui avait accès dans la maison de son père, à qui elle plut, qui osa le lui déclarer, et ne s’attira que du mépris. Un vieillard, qui, se confiant en sa naissance et en ses grands biens, avait eu la même audace, eut aussi la même aventure. Elle triomphait cependant; et c’était jusqu’alors au milieu de ses frères, d’un prêtre et d’un vieillard, qu’elle se disait insensible. Il sembla que le ciel voulut l’exposer à de plus fortes épreuves, qui ne servirent néanmoins qu’à la rendre plus vaine, et qu’à l’affermir dans la réputation d’une fille que l’amour ne pouvait toucher. De trois amants que ses charmes lui acquirent successivement, et dont elle ne craignit pas de voir toute la passion, le premier, dans un transport amoureux, se perça le sein à ses pieds; le second, plein de désespoir de n’être pas écouté, alla se faire tuer à la guerre de Crète; et le troisième mourut de langueur et d’insomnie. Celui qui les devait venger n’avait pas encore paru. Ce vieillard qui avait été si malheureux dans ses amours s’en était guéri par des réflexions sur son âge et sur le caractère de la personne à qui il voulait plaire: il désira de continuer de la voir, et elle le souffrit. Il lui amena un jour son fils, qui était jeune, d’une physionomie agréable, et qui avait une taille fort noble. Elle le vit avec intérêt; et comme il se tut beaucoup en la présence de son père, elle trouva qu’il n’avait pas assez d’esprit, et désira qu’il en eût eu davantage. Il la vit seul, parla assez, et avec esprit; mais comme il la regarda peu, et qu’il parla encore moins d’elle et de sa beauté, elle fut surprise et comme indignée qu’un homme si bien fait et si spirituel ne fût pas galant. Elle s’entretint de lui avec son amie, qui voulut le voir. Il n’eut des yeux que pour Euphrosyne, il lui dit qu’elle était belle et Emire si indifférente, devenue jalouse, comprit que Ctésiphon était persuadé de ce qu’il disait, et que non seulement il était galant, mais même qu’il était tendre. Elle se trouva depuis ce temps moins libre avec son amie. Elle désira de les voir ensemble une seconde fois pour être plus éclaircie; et une seconde entrevue lui fît voir encore plus qu’elle ne craignait de voir, et changea ses soupçons en certitude. Elle s’éloigne d’Euphrosyne, ne lui connaît plus le mérite qui l’avait charmée, perd le goût de sa conversation; elle ne l’aime plus; et ce changement lui fait sentir que l’amour dans son coeur a pris la place de l’amitié. Ctésiphon et Euphrosyne se voient tous les jours, s’aiment, songent à s’épouser, s’épousent. La nouvelle s’en répand par toute la ville; et l’on publie que deux personnes enfin ont eu cette joie si rare de se marier à ce qu’ils aimaient. Emire l’apprend, et s’en désespère. Elle ressent tout son amour: elle recherche Euphrosyne pour le seul plaisir de revoir Ctésiphon, mais ce jeune mari est encore l’amant de sa femme, et trouve une maîtresse dans une nouvelle épouse; il ne voit dans Emire que l’amie d’une personne qui lui est chère. Cette fille infortunée perd le sommeil, et ne veut plus manger: elle s’affaiblit; son esprit s’égare; elle prend son frère pour Ctésiphon, et elle lui parle comme à un amant; elle se détrompe, rougit de son égarement; elle retombe bientôt dans de plus grands, et n’en rougit plus; elle ne les connaît plus. Alors elle craint les hommes, mais trop tard: c’est sa folie. Elle a des intervalles où sa raison lui revient, et où elle gémit de la retrouver. La jeunesse de Smyrne, qui l’a vue si fière et si insensible, trouve que les Dieux l’ont trop punie.