Interview Orsenna Philippe Deramecourt

Erik Orsenna m’a donné rendez vous dans un café proche du Conseil d’Etat. Ayant passé 25 ans dans cette institution, il y a ses habitudes.

Immédiatement Erik Orsenna me laisse la vue sur les pyramides du Louvre, créant une relation de simplicité.

 

la calligraphie

 

Erik Orsenna s’amuse, il s’amuse de voir la serveuse encombré par la tasse, l’eau chaude et le lait de son Earl Grey. Il s’amuse de ma maladresse avec la fonction dictaphone de mon I Phone. Il s’amuse et l’interview devient une discussion. Je perds le fil de mes questions. Au diable la chronologie, je me laisse emporter par la liberté des propos, par les images que m’inspire sa poésie.

Erik Orsenna se livre et vide ses poches pour me montrer ses armes ; un crayon, une gomme, un taille crayon et un carnet.

Le papier nous entraine à réhabiliter des mots salis comme le commerce, l’enrichissement, les intermédiaires. Nous enchainons sur les libraires et Pasteur. La hiérarchie dans les relations, nous a conduits à la hiérarchie dans les salaires, à l’accumulation de Ferrari, au principe d’une limite à l’Héritage. Notre échange devenait politique, c’est elle qui a mis fin à notre discussion, Erik Orsenna avait rendez vous au Quai d’Orsay.

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Philippe Deramecourt : « Sur la route du papier » est le troisième précis de mondialisation publié après « Voyage aux pays du coton » (2006) et « L’Avenir de l’eau » (2008). Pourquoi le papier ?

Erik Orsenna : Je voulais savoir qui était ce compagnon avec qui je passais tant de temps. Soit parce que je lisais des histoires imprimées sur lui, soit parce que j’écrivais sur lui. Je voulais savoir qui était mon compagnon le plus fidèle depuis 60 ans que j’écris et que je lis tous les jours. C’est également à la fois le support des textes religieux, de la presse, de toutes les histoires. C’est le support des rêves.

Mes éditeurs m’ont conseillé de ne pas m’attendre à un tirage important. Je constate que nous en sommes déjà à 110 000 exemplaires.

Tous les lecteurs ont eu la même réaction que moi j’ai eu en faisant mon enquête. Nous ne savions pas que c’était aussi intéressant, que le papier était lui-même un personnage formidable. Un personnage qui existe depuis 2 200 ans et que nous n’avons pas cessé de réinventer tout le temps. J’aime bien dans le papier ce mélange à la fois de modernité et de très ancien.

Ph. D. : L’eau pour boire, le coton pour se vêtir, il manque la nourriture.

E. O. : Autrefois le papier s’appelait la farine de l’esprit. Les mêmes moulins étaient utilisés l’été pour broyer le blé et en faire de la farine et l’hiver pour broyer le textile et en faire du papier. Il y avait la farine normale et puis la farine de l’esprit.

Ph. D. : Aujourd’hui le mot commerce a une connotation négative, c’est le trafic, l’enrichissement sur le dos d’autrui, ce sont les intermédiaires inutiles. Vous vous donnez une valeur qui est belle et positive en disant : « Autrefois, la route de la soie était cette grande entreprise de tissage entre les humains qu’on appelait le commerce ».

E. O. : Pour moi le commerce c’est cette expression « avoir un bon commerce avec quelqu’un ». C’est vrai que le commerce enrichit, mais c’est grâce au commerce que nous avons appris que nous n’étions pas seul au monde, que nous avons découvert la porcelaine, le papier, la poudre, la boussole, la soie, toutes ces inventions.

Le commerce nous grandit de l’autre. Le drame c’est quand le commerce se réduit à fabriquer la même chose au prix le plus faible possible dans certaines parties du monde. Le commerce c’est au fond le contact avec l’altérité, avec le différent. Le commerce c’est l’agent de l’apprentissage du divers.

 

Erik Orsenna et Philippe Deramecourt

 

PH. D. : Vous introduisez le mot enrichir qui est également dévalué.

E. O. : Un mot que nous souhaitons mettre de côté, absolument.

J’adore être libre d’écrire ce que je veux, mais après quand je sors un livre, je vais dans 25 villes pour vendre mon livre en commerçant. Je suis un VRP de mes livres. Je le fais avec joie parce que je rencontre mes lecteurs qui me confient ce qu’ils ont aimé ou pas, ce qui était intéressant ou pas, qui me questionnent sur mes projets. Que serait l’inverse du commerce ? Rester chez soi, en soi même ? Si y a une chose que je n’aime pas c’est être prisonnier de moi-même, sans rien à découvrir. Le commerce c’est découvrir. Les commerçants vont vers l’autre. Oui, le commerce ou le négoce sont des valeurs à réhabiliter.

Il y a pire que le commerce dans l’opinion, c’est le mot d’intermédiaire, un mot épouvantable. Dans mon livre je réhabilite l’intermédiaire en rendant hommage à un ami qui était un courtier de papier.

Parce que pour mettre en relation l’infinie diversité des offres de papier et l’infinie diversité des demandes, il faut des intermédiaires qui connaissent bien les possibilités des uns et les besoins des autres.

 

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« Pour moi un libraire c’est cette fonction d’intermédiaire, de conseil, de passeur. »
Erik Orsenna

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PH. D. vous dites d’ailleurs à propos du livre numérique que la fonction du libraire est nécessaire et qu’il restera l’intermédiaire.

E. O. : Exactement, si le libraire n’est qu’un loueur de rayonnages, il mourra et personne ne le regrettera. Il faut qu’il offre un service. Un libraire qui aime un livre et qui sait bien le défendre, peut en vendre 2 000 sans problème. Je me sens redevable vis-à-vis de ces libraires qui sont à la fois mes conseils, mes partenaires et aussi mes amis. Je reçois 5 livres par jour mais j’en achète presque autant sur les conseils de libraires. Pour moi un libraire doit avoir cette fonction d’intermédiaire, de conseil, de passeur.

Je me considère moi-même comme un passeur. Je ne suis ni un ingénieur, ni un producteur, ni un entrepreneur. Je ne suis pas un créateur, je suis un passeur. Quand je fais un livre sur l’eau qui se vend avant l’édition poche à 150 000 exemplaires, je suis un passeur.

PH. D. : Pourquoi votre livre est-il classé dans la catégorie économie ? Est-ce un livre d’économie ou un livre qui raconte surtout une histoire

E. O. : Je mêle les deux dans le livre comme dans ma vie. Chaque matin de 6 heures à neuf heures je suis romancier, mais à 9 h 15 je suis économiste. C’est ainsi depuis toujours. J’ai été 25 ans Conseiller d’Etat à 9 h 15, tout en étant romancier avant, entre 6 h et 9 h.

PH. D. : En traversant les montagnes de la Chine, vous évoquez l’envie de filtres entre les zones préservées et la modernité. Le papier est-il ce filtre avant la transcription sur ordinateur ?

E. O. : Certaines personnes rédigent sur ordinateur. Pourquoi pas, ils font ce qu’ils veulent. Personnellement j’aime bien dans le papier qu’il soit lié au bois, donc aux forêts, donc à cette lenteur de la nature et notamment des arbres. J’adore dans les arbres que ce soient les personnages du temps. Pour la littérature ou pour mes livres j’écris avec un crayon, une gomme, et un taille crayon. Ce sont mes trois armes. Partout où je vais dans le monde je les ai. Ce sont des armes issues de matières premières : du latex pour la gomme, du bois et du carbone pour le crayon, du fer pour le taille-crayon. Ce sont les matières premières de toutes mes histoires. Les articles, les notes officielles je les rédige sur ordinateur, mais autrement je veux une continuité avec la nature.

 

 

« J’écris avec un crayon, une gomme, et un taille crayon. Ce sont mes armes et la matière première de mes livres.»
Erik Orsenna

PH. D. : J’éprouve la même chose mais avec un stylo plume

E. O. : J’aime bien ce qui est écrit à la plume, c’est joli. Chaque plume est personnalisée, et permet de voir des lignes qui montent, des ratures, des lettres appuyées. Il y a de l’humain dans un manuscrit alors qu’un texte dactylographié est impersonnel, n’importe qui peut l’avoir tapé.

PH. D. : Vous écrivez à propos d’un manuscrit où figurent des ratures : c’est le contact avec la mémoire, comme si nous pensions avec celui qui a écrit.

E. O. : Oui, nous sommes en lui, dans sa tête. C’est fraternel. Je l’écris à propos des carnets scientifiques de Pasteur, Pendant tout ce mois de juillet 1885 au cours duquel il note jour par jour et même parfois heure par heure le traitement qu’il applique au petit alsacien mordu par un chien enragé. Nous sommes vraiment dans la tête de Pasteur.

PH. D. : Richard Scoffier professeur d’architecture explique qu’aujourd’hui on ne voyait plus les gens aux fenêtres Que l’on s’enfermait sur soi même, avec les lunettes de soleil, le voile, le baladeur. Sans le manuscrit les lecteurs ne voient plus dans nos têtes.

E. O. : C’est joli, oui, absolument, il a raison. Nous ne nous ouvrons pas alors que les êtres humains sont formidables.

PH. D. : La fenêtre aujourd’hui c’est « Windows »

E. O. : Oui, après avoir tout fermé, la fenêtre est devenue numérique. En même temps que nous fermons nos fenêtres, nous affichons un exhibitionnisme ahurissant avec tweeter. Nous nous en moquons de ces instantanés insignifiants de la vie! Les gens veulent être célèbres. C’est Andy Warhol. « La » twiteuse aura eu sa célébrité !

PH. D. : Vous faites des voyages dans le désordre passant par l’Europe du Nord entre la Chine et le Japon. Qu’est ce qui vous guide ?

E. O. : C’est en fonction de mes informateurs qui ne sont pas libres tout le temps.

PH. D. : Ce n’est pas une volonté ?

E. O. : Non pas du tout, je dépends d’eux, de ce qu’ils me racontent, de ce qu’ils me traduisent et de ce qui est possible.

Je suis un enquêteur, donc je dépends de ceux qui m’ouvrent les portes. Je déteste le tourisme. J’aime que les voyages aient un objectif. Donc je m’arrange pour qu’il y ait des raisons de voyager et je dépends de ceux qui me donnent ces occasions.

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« J’ai une carrière plus horizontale que verticale.
Je n’ai pas envie de monter, j’ai envie de m’étendre ».
Erik Orsenna

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PH. D. : Vous ne respectez pas la chronologie non plus. Ce n’est pas le livre de l’histoire du papier.

E. O. : C’est d ailleurs amusant, le début est une histoire. J’y étais obligé pour camper le personnage et beaucoup de lecteurs m’on dit que c’était ennuyeux, que je les avais habitué à plus de fantaisie. La suite est beaucoup plus libre. C’est vrai que je suis libre de nature. J’ai même abandonné des carrières pour cet objectif de liberté. J’ai une carrière plus horizontale que verticale. Je n’ai pas envie de monter, j’ai envie de m’étendre. Je n’ai pas envie d’être chef. Je n’aimerai pas être en situation hiérarchique avec vous. Ni que vous soyez mon chef ni que je sois votre chef. Je préfère que nous soyons à égalité.

PH. D. : C’est vrai, vous êtes vous-même un personnage impressionnant, mais vous construisez une relation à l’autre telle que cela ne se ressent pas quand on vous rencontre.

E. O. : Je n’ai aucune hiérarchie de cet ordre. Dans le livre il y a des personnes très puissantes, et des personnes modestes. Des chefs d’entreprise et une serveuse qui a une histoire d’amour.

J’ai dit à mes enfants de choisir le métier qu’ils voulaient. Je n’ai pas de hiérarchie dans les métiers. J’ai simplement ajouté : si vous choisissez un métier, vous devrez y être bon.

Je me souviens de ma fille qui n’osait pas me dire qu’elle voulait être infirmière pensant que je serais déçu qu’elle ne soit pas médecin. Bien au contraire j’étais convaincu qu’elle serait une infirmière magnifique ! Ce quelle est.

Il faut des chefs qui aiment le pouvoir, qui aiment diriger des équipes, qui s’impliquent. Je n’ai pas cette hiérarchie mais je ne suis responsable de rien. Un chef d’entreprise, lui, à des centaines ou des milliers de gens sous sa responsabilité. Moi, je ne suis pas responsable.

PH. D. : A propos de hiérarchie et de responsabilité, que pensez-vous du débat sur la hiérarchie des salaires ?

E. O. : Je ne suis pas pour l’égalitarisme. Mais dans une entreprise il n’est pas utile d’avoir des écarts supérieurs à 1 à 20 ou 1 à 30. C’est suffisant, on n’est pas trente fois meilleurs que celui qui est en bas. A quoi sert cette accumulation d’argent ? Je pense que 8 Ferrari suffisent à quoi sert la neuvième ? Je suis également contre les héritages qui dépassent un certain niveau de don aux enfants. Il faut donner la possibilité à ses enfants de suivre les meilleures études possibles, Eventuellement donner un petit appartement pour commencer dans la vie si l’on peut. Transmettre un lien avec une maison de famille à la campagne si on en a une. Basta !

Mes enfants n’auront rien d’autre. Tout le reste ira à des fondations, et justement des fondations pour donner une chance à d’autres. Parce que si mes enfants ont 100 000 euros de plus ça ne changera pas leur vie. Avec ces 100 000 euros on peut faire une bourse pour des gens à qui ça changera la vie. Des gens, qui n’ont pas eu la chance ou la malchance d’être mes enfants. Je suis clair la dessus, ils sont obligés de se bouger. Je transmets ce que j’ai reçu.

PH. D. Aujourd’hui les ingénieurs rêvent presque tous de faire de la finance, il y a un désamour des sciences et de l’industrie. Etienne Klein, Physicien, Directeur de Recherche et Docteur en Philosophie attribue nos difficultés concernant les débats sur l’éthique à ce désamour qui entraine une méconnaissance de l’opinion sur ces sujets. Pourquoi choisir d’écrire un livre qui valorise les ingénieurs ? Faut-il les réhabiliter ?

E. O. : Oui tout à fait. J’étais il y a 10 ans l’exemple même de la personne dont on dit qu’elle est cultivée, parce qu’elle a pratiqué toutes les sciences humaines ; à peu près toutes : le droit, l’économie, la psychanalyse, la philosophie etc. J’étais Nul en sciences, nul de chez nul en sciences.

Avez-vous vu la dernière statistique en Europe ? Plus de la moitié des européens pensent que c’est le soleil qui tourne autour de la terre. C’est hallucinant la nullité en science de nos contemporains. J’ai choisit d’être un vulgarisateur. Maintenant pour l’Académie des Sciences je suis un de leur vulgarisateur favori. Pour eux je ne sais rien mais je sais raconter. Alors qu’eux ont la connaissance mais ne savent pas raconter. Nous nous sommes associés.

PH. D. : Pensez-vous que c’est important pour la ré industrialisations ?

E. O. : Absolument c’est clé. J’en parle avec Pierre Gattaz qui est le Président du Groupe des Fédérations Industrielles, avec Louis Gallois qui est chargé de préparer le plan de reconquête industrielle. Avec eux je participe à la fabrique de l’industrie, aux réflexions sur la science, sur les savoirs. C’est quand même pas mal de fabriquer au lieu de commenter, de conseiller. Dans ma vie je conseille, je fabrique mes petits livres mais autrement je ne fabrique rien.

PH. D. : Vous avez travaillé pour François Mitterrand, quel est votre engagement politique ?

E. O. : Je suis engagé mais mon engagement est libre. Je n’ai jamais voulu être élu pour rester libre. J’ai une famille, c’est la gauche sociale démocrate. Mais je conserve la liberté de dire ce que je pense. Il faut choisir. J’ai concentré cela dans une formule : je préfère être lu à être élu. Etre lu vaut légitimité aussi. J’ai des dizaines de milliers, voir des centaines de milliers de lecteurs C’est une responsabilité aussi.

Mardi 3 juillet 2012