L’Education sentimentale

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Résumé du roman

1840. Fréderic Moreau, un bachelier de 18 ans, aperçoit sur le bateau, qui le mène à sa ville natale de Nogent sur Marne, Mme Arnoux. Elle est la femme de Jacques Arnoux, un spéculateur débonnaire . Il échange avec elle quelques mots et un regard : c’est le coup de foudre. Cet instant le marquera à jamais.

Elle lui avouera, très tard, qu’elle a partagé son amour, mais jamais ne lui cédera. Peut-être lors de leur ultime entrevue, 27 ans plus tard, a-t-elle un regret ?

Entre temps Frédéric Moreau, devra d’abord se résigner à retourner vivre en province, en raison de la précarité de sa situation, avant qu’un héritage inespéré ne lui permette de vivre à nouveau à Paris.

Il fréquentera ensuite Rosanette, une femme légère rencontrée lors d’un bal masqué . Ils auront un enfant qui mourra. Frédéric aura également une liaison avec Madame Dambreuse, veuve d’un banquier opportuniste.

Deslauriers, son meilleur ami, épousera Louise Roque, qui aurait tant aimé épouser Fréderic.

C’est pourtant avec Deslauriers, lui aussi accablé de désillusions, que Fréderic  tirera « l’ultime leçon de leur éducation sentimentale : rien ne vaut les souvenirs et les illusions de l’adolescence ».

La rencontre de Fredéric et de Mme Arnoux

Ce fut comme une apparition :

Elle était assise, au milieu du banc, toute seule ; ou du moins il ne distingua personne, dans l’éblouissement que lui envoyèrent ses yeux. En même temps qu’il passait, elle leva la tête ; il fléchit involontairement les épaules ; et, quand il se fut mis plus loin, du même côté, il la regarda.

Elle avait un large chapeau de paille, avec des rubans roses qui palpitaient au vent derrière elle. Ses bandeaux noirs, contournant la pointe de ses grands sourcils, descendaient très bas et semblaient presser amoureusement l’ovale de sa figure. Sa robe de mousseline claire, tachetée de petits pois, se répandait à plis nombreux. Elle était en train de broder quelque chose ; et son nez droit, son menton, toute sa personne se découpait sur le fond de l’air bleu.

Comme elle gardait la même attitude, il fit plusieurs tours de droite et de gauche pour dissimuler sa manoeuvre ; puis il se planta tout près de son ombrelle, posée contre le banc, et il affectait d’observer une chaloupe sur la rivière.

Jamais il n’avait vu cette splendeur de sa peau brune, la séduction de sa taille, ni cette finesse des doigts que la lumière traversait. Il considérait son panier à ouvrage avec ébahissement, comme une chose extraordinaire. Quels étaient son nom, sa demeure, sa vie, son passé ? Il souhaitait connaître les meubles de sa chambre, toutes les robes qu’elle avait portées, les gens qu’elle fréquentait ; et le désir de la possession physique même disparaissait sous une envie plus profonde, dans une curiosité douloureuse qui n’avait pas de limites.

Une négresse, coiffée d’un foulard, se présenta, en tenant par la main une petite fille, déjà grande. L’enfant, dont les yeux roulaient des larmes, venait de s’éveiller. Elle la prit sur ses genoux.  » Mademoiselle n’était pas sage, quoiqu’elle eût sept ans bientôt ; sa mère ne l’aimerait plus ; on lui pardonnait trop ses caprices.  » Et Frédéric se réjouissait d’entendre ces choses, comme s’il eût fait une découverte, une acquisition.

Il la supposait d’origine andalouse, créole peut-être ; elle avait ramené des îles cette négresse avec elle ?

Cependant, un long châle à bandes violettes était placé derrière son dos, sur le bordage de cuivre. Elle avait dû, bien des fois, au milieu de la mer, durant les soirs humides, en envelopper sa taille, s’en couvrir les pieds, dormir dedans ! Mais, entraîné par les franges, il glissait peu à peu, il allait tomber dans l’eau ; Frédéric fit un bond et le rattrapa. Elle lui dit :

—  » Je vous remercie, monsieur.  »

Leurs yeux se rencontrèrent.

—  » Ma femme, es-tu prête ?  » cria le sieur Arnoux, apparaissant dans le capot de l’escalier.

La dernière entrevue de Fredéric et de Mme Arnoux

Il voyagea.

Il connut la mélancolie des paquebots, les froids réveils sous la tente, l’étourdissement des paysages et des ruines, l’amertume des sympathies interrompues.

Il revint.

Il fréquenta le monde, et il eut d’autres amours encore. Mais le souvenir continuel du premier les lui rendait insipides ; et puis la véhémence du désir, la fleur même de la sensation était perdue. Ses ambitions d’esprit avaient également diminué. Des années passèrent ; et il supportait le désoeuvrement de son intelligence et l’inertie de son coeur.

Vers la fin de mars 1867, à la nuit tombante, comme il était seul dans son cabinet, une femme entre.

– Madame Arnoux !

– Frédéric !

Elle le saisit par les mains, l’attira doucement vers la fenêtre, et elle le considérait tout en répétant :

– C’est lui ! C’est donc lui !

Dans la pénombre du crépuscule, il n’apercevait que ses yeux sous la voilette de dentelle noire qui masquait sa figure.

Quand elle eut déposé au bord de la cheminée un petit portefeuille de velours grenat, elle s’assit. Tous deux restèrent sans pouvoir parler, se souriant l’un à l’autre.

Enfin, il lui adressa quantité de questions sur elle et son mari.

Ils habitaient le fond de la Bretagne, pour vivre économiquement et payer leurs dettes. Arnoux, presque toujours malade, semblait un vieillard maintenant. Sa fille était mariée à Bordeaux, et son fils en garnison à Mostaganem. Puis elle releva la tête :

– Mais je vous revois ! Je suis heureuse !

Il ne manqua pas de lui dire qu’à la nouvelle de leur catastrophe, il était accouru chez eux.

– Je le savais !

– Comment ?

Elle l’avait aperçu dans la cour, et s’était cachée.

– Pourquoi ?

Alors, d’une voix tremblante, et avec de longs intervalles entre ses mots :

– J’avais peur ! Oui… peur de vous… de moi !

Cette révélation lui donna comme un saisissement de volupté. Son coeur battait à grands coups. Elle reprit :

– Excusez-moi de n’être pas venue plus tôt (et désignant le petit portefeuille grenat couvert de palmes d’or : ) Je l’ai brodé à votre intention, tout exprès. Il contient cette somme, dont les terrains de Belleville devaient répondre.

Frédéric la remercia du cadeau, tout en la blâmant de s’être dérangée.

– Non ! Ce n’est pas pour cela que je suis venue ! Je tenais à cette visite, puis je m’en retournerais… là-bas.

Et elle lui parla de l’endroit qu’elle habitait.

C’était une maison basse, à un seul étage, avec un jardin rempli de buis énormes et une double avenue de châtaigniers montant jusqu’au haut de la colline, d’où l’on découvre la mer.

– Je vais m’asseoir là, sur un banc, que j’ai appelé : le banc Frédéric.

Puis elle se mit à regarder les meubles, les bibelots, les cadres, avidement, pour les emporter dans sa mémoire. Le portrait de la Maréchale était à demi caché par un rideau. Mais les ors et les blancs, qui se détachaient au milieu des ténèbres, l’attirèrent.

– Je connais cette femme, il me semble ?

– Impossible ! dit Frédéric. C’est une vieille peinture italienne.

Elle avoua qu’elle désirait faire un tour à son bras, dans les rues.

Ils sortirent.

La lueur des boutiques éclairait, par intervalles, son profil pâle ; puis l’ombre l’enveloppait de nouveau ; et, au milieu des voitures, de la foule et du bruit, ils allaient sans se distraire d’eux mêmes, sans rien entendre, comme ceux qui marchent ensemble dans la campagne, sur un lit de feuilles mortes.

Ils se racontèrent leurs anciens jours, les dîners du temps de l’Art industriel, les manies d’Arnoux, sa façon de tirer les pointes de son faux col, d’écraser du cosmétique sur ses moustaches, d’autres choses plus intimes et plus profondes. Quel ravissement il avait eu la première fois en l’entendant chanter ! Comme elle était belle, le jour de sa fête, à Saint-Cloud ! Il lui rappela le petit jardin d’Auteuil, des soirs au théâtre, une rencontre sur le boulevard, d’anciens domestiques, sa négresse.

Elle s’étonnait de sa mémoire. Cependant, elle lui dit :

– Quelquefois, vos paroles me reviennent comme un écho lointain, comme le son d’une cloche apporté par le vent ; et il me semble que vous êtes là, quand je lis des passages d’amour, dans les livres.

– Tout ce qu’on y blâme d’exagéré, vous me l’avez fait ressentir, dit Frédéric. Je comprends les Werther que ne dégoûtent pas les tartines de Charlotte.

– Pauvre cher ami !

Elle soupira ; et après un long silence :

– N’importe, nous nous serons bien aimés.

– Sans nous appartenir, pourtant !

– Cela vaut peut-être mieux, reprit-elle.

– Non ! non ! Quel bonheur nous aurions eu !

– Oh ! je le crois, avec un amour comme le vôtre !

Et il devait être bien fort pour durer après une séparation si longue !

Frédéric lui demanda comment elle l’avait découvert.

– C’est un soir que vous m’avez baisé le poignet entre le gant et la manchette. Je me suis dit : « Mais il m’aime… il m’aime ! » J’avais peur de m’en assurer, cependant. Votre réserve était si charmante, que j’en jouissais comme d’un hommage involontaire et continu.

Il ne regretta rien. Ses souffrances d’autrefois étaient payées.

Quand ils rentrèrent, Mme Arnoux ôta son chapeau. La lampe, posée sur une console, éclaira ses cheveux blancs. Ce fut comme un heurt en pleine poitrine.

Pour lui cacher cette déception, il se posa à terre à ses genoux, et, prenant ses mains, se mit à lui dire des tendresses.

– Votre personne, vos moindres mouvements, me semblaient avoir dans le monde une importance extra-humaine. Mon coeur, comme de la poussière, se soulevait derrière vos pas. Vous me faisiez l’effet d’un clair de lune par une nuit d’été, quand tout est parfums, ombres douces, blancheurs, infini ; et les délices de la chair et de l’âme étaient contenus pour moi dans votre nom que je me répétais, en tâchant de le baiser sur mes lèvres. Je n’imaginais rien au delà. C’était Mme Arnoux telle que vous étiez, avec ses deux enfants, tendre, sérieuse, belle à éblouir, et si bonne ! Cette image-là effaçait toutes les autres. Est-ce que j’y pensais, seulement ! puisque j’avais toujours au fond de moi-même la musique de votre voix et la splendeur de vos yeux !

Elle acceptait avec ravissement cette adoration pour la femme qu’elle n’était plus. Frédéric, se grisant par ses paroles, arrivait à croire ce qu’il disait. Mme Arnoux, le dos tourné à la lumière, se penchait vers lui. Il sentait sur son front la caresse de son haleine, à travers ses vêtements le contact indécis de tout son corps. Leurs mains se serrèrent ; la pointe de sa bottine s’avançait un peu sous sa robe, et il lui dit, presque défaillant :

– La vue de votre pied me trouble.

Un mouvement de pudeur la fit se lever. Puis, immobile, et avec l’intonation singulière des somnambules :

– A mon âge ! lui ! Frédéric ! … Aucune n’a jamais été aimée comme moi ! Non, non, à quoi sert d’être jeune ? Je m’en moque bien ! je les méprise, toutes celles qui viennent ici !

– Oh ! il n’en vient guère, reprit-il complaisamment.

Son visage s’épanouit, et elle voulut savoir s’il se marierait. Il jura que non.

– Bien sûr ? Pourquoi ?

– A cause de vous, dit Frédéric, en la serrant dans ses bras.

Elle y restait, la taille en arrière, la bouche entrouverte, les yeux levés. Tout à coup, elle le repoussa avec un air de désespoir ; et, comme il la suppliait de lui répondre, elle dit en baissant la tête :

– J’aurais voulu vous rendre heureux.

Frédéric soupçonna Mme Arnoux d’être venue pour s’offrir ; et il était repris par une convoitise plus forte que jamais, furieuse, enragée. Cependant, il sentait quelque chose d’inexprimable, une répulsion, et comme l’effroi d’un inceste. Une autre crainte l’arrêta, celle d’en avoir dégoût plus tard. D’ailleurs, quel embarras ce serait ! – et tout à la fois par prudence et pour ne pas dégrader son idéal, il tourna sur ses talons et se mit à faire une cigarette.

Elle le contemplait, tout émerveillée :

– Comme vous êtes délicat ! Il n’y a que vous ! Il n’y a que vous !

Onze heures sonnèrent.

– Déjà ! dit-elle ; au quart, je m’en irai.

Elle se rassit ; mais elle observait la pendule, et il continuait à marcher en fumant. Tous les deux ne trouvaient plus rien à se dire. Il y a un moment, dans les séparations, où la personne aimée n’est déjà plus avec nous.

Enfin, l’aiguille ayant dépassé les vingt-cinq minutes, elle prit son chapeau par les brides, lentement.

– Adieu, mon ami, mon cher ami ! Je ne vous reverrai jamais ! C’était ma dernière démarche de femme. Mon âme ne vous quittera pas. Que toutes les bénédictions du ciel soient sur vous !

Et elle le baisa comme une mère.

Mais elle parut chercher quelque chose, et lui demanda des ciseaux.

Elle défit son peigne ; tous ses cheveux blancs tombèrent.

Elle s’en coupa, brutalement, à la racine, une longue mèche.

– Gardez-les ! adieu !

Quand elle fut sortie, Frédéric ouvrit sa fenêtre. Mme Arnoux, sur le trottoir, fit signe d’avancer à un fiacre qui passait. Elle monta dedans. La voiture disparut.

Et ce fut tout.

Critique de l’Education sentimentale par George Sand

Gustave Flaubert est un grand chercheur, et ses tentatives sont de celles qui soulèvent de vives discussions dans le public, parce qu’elles étendent et font reculer devant elles les limites de la convention.

Ce qui nous a vivement frappée dans son nouveau livre, c’est un plan très original, et qui eût semblé irréalisable à tout autre. Il a voulu peindre un représentant de la plupart des types qui s’agitent dans le monde moderne. Le roman a pour habitude de n’en peindre que deux ou trois, de les destiner à certaines aventures, de ne mettre sur leur chemin que des personnages de second et de troisième ordre ; de composer l’action comme un peintre compose son tableau, laissant dans l’ombre ou dans le vague certaines parties dites sacrifiées, concentrant les effets de lumière, mettant ainsi en relief ce qu’il juge avoir l’importance principale. Ce procédé très connu et très répandu doit-il être arbitraire ? Nous ne le pensons pas ; du moins devant un tableau conçu autrement et magistralement réussi, il est permis d’en douter.

Et puis, nous l’avons déjà dit ailleurs, et nous croyons ne pas devoir changer d’avis, le roman, étant une conquête nouvelle de l’esprit, doit rester une conquête libre. Il perdrait sa raison d’être le jour où il ne suivrait pas le mouvement des époques qu’il est destiné à peindre ou à exprimer. Il doit se transformer sans cesse, forme et couleur. On en a fini avec les données classiques absolues ; le roman y a contribué autant que le théâtre ; il est le terrain neutre et indépendant par excellence.

Plus nous avançons dans l’histoire dont nous sommes les éléments vivants, plus la diversité de vues, qui n’est autre chose que la liberté de conscience, veut être et se manifester.

Ce n’est donc pas au nom de théories rigides qui ont si longtemps tyrannisé la littérature qu’on peut avec équité et avec lumière juger les maîtres nouveaux. Vieux écoliers, je n’aime pas les pédagogues. Avant de comparer un ouvrage d’art à ceux qui ont pris place dans les panthéons, je me rappelle que les panthéons ne se sont jamais ouverts qu’avec regret aux novateurs ; et après des luttes obstinées. Je vois que les chefs-d’oeuvre ne se ressemblent pas, et que quand on dit avec emphase : le procédé des maîtres, on a dit une chose vide de sens. Chaque maître digne de ce titre a eu son procédé. Toutes les manifestations du beau et du vrai ont été bouleversées par le temps et le milieu qui ont produit les individualités puissantes.

Heureusement ! car s’il nous fallait rester pétrifiés dans l’admiration des premières révélations de l’art, nous n’aurions pas un portrait historique ressemblant. La figure léonine de Condé serait une reproduction du Jupiter antique. Nous n’aurions pas non plus l’expression historique de l’art. La Diane de Goujon ne nous eût pas transmis l’idéal si particulier de la Renaissance. Le maître nous eût donné une copie servile de l’art grec, c’est-à-dire qu’il n’êut pas été un maître.

Voilà bien des raisons qu’on ne conteste plus, et on s’étonne pourtant encore des choses nouvelles, on hésite avant de les admettre. Gustave Flaubert a du débuter par un ouvrage de premier ordre pour vaincre certains préjugés. Le plus curieux de ces préjugés, c’est celui qui consiste à vouloir que la morale d’un livre soit présentée de telle ou telle façon, consacrée par l’usage. Si elle se présente autrement, fût-ce d’une manière encore plus frappante et plus incisive, le livre est déclaré immoral. O rengaine ! que ton règne est difficile à détruire !

Après Madame Bovary, Gustave Flaubert a produit un terrible et magnifique poème, qui a été moins compris par tout le monde, mais que les lettrés ont apprécié à sa valeur. Salammbô est l’oeuvre d’une puissance énorme, effrayante. C’est un monde gigantesque qui se meut et rugit en masse autour de figures monumentales. L’auteur aime à manier des légions. Il joue avec les foules. Après s’être concentré dans l’étude d’une bourgeoise pervertie, il a mis en scène les nations, les races qui s’entre-dévorent. Nous avouons que notre admiration est surtout pour ce côté hardi et grandiose de son imagination ; mais quand, par un de ces contrastes qui lui sont propres, il redescend dans le monde de l’observation, nous le suivons avec la certitude qu’il ne s’y comportera pas comme le premier venu.

Le voici qui nous conduit dans la vie vulgaire et qui semble avoir résolu de nous la montrer si fidèlement que nous en soyons aussi effrayés que de la chute de madame Bovary ou du supplice de Matho. Il a réussi à produire une sensation nouvelle : le rire indigné contre la perversité et la lâcheté des choses humaines, quand, à des époques données, elles vont à la dérive toutes ensemble.

Epris de ces vues d’ensemble qui avaient éclairé si fortement l’histoire de Salammbô, il a exprimé cette fois l’état général qui marque les heures de transition sociale. Entre ce qui est épuisé et ce qui n’est pas encore développé, il y a un mal inconnu, qui pèse de diverses manières sur toutes les existences, qui détériore les aptitudes et fait tourner au mal ce qui eût pu être le bien ; qui fait avorter les grandes comme les petites ambitions, qui use, trahit, fait tout dévier, et finit par anéantir les moins mauvais dans l’égoïsme inoffensif. C’est la fin de l’aspiration romantique de 1840 se brisant aux réalités bourgeoises, aux roueries de la spéculation, aux facilités menteuses de la vie terre à terre, aux difficultés du travail et de la lutte. Enfin, comme le sous-titre du livre l’annonce, c’est l’histoire d’un jeune homme, d’un jeune homme qui, comme tant d’autres, eût volontiers contribué à l’histoire de son temps, mais qui a été condamné à en faire partie comme chaque flot qui enfle et s’écroule fait partie de l’Océan. Peu de ces lames sans nom ont la chance de porter un navire ou de déraciner un rocher : ainsi de la foule humaine : elle s’agite et retombe quand elle ne rencontre pas les grands courants, ou elle tourne sans but sur elle-même quand elle plie sous les vents contraires.

Le jeune homme dont nous suivons l’éducation sentimentale à travers les déceptions d’une triste expérience ne serait pas un type complet s’il n’échouait pas par sa faute. Il n’a pas l’énergique constance des exceptions, les circonstances ne l’aident point et il ne réagit pas sur elles. Le romancier dispose comme il l’entend des événements de son poème ; celui-ci ne veut rien demander à la fantaisie pure. Il peint le courant brutal, l’obstacle, la faiblesse ou l’inconstance des lutteurs, la vie comme elle est dans la plupart des cas, c’est-à-dire médiocre. Son héros est, par un point essentiel, semblable au milieu qu’il traverse ; il est tour à tour trop au-dessus ou trop au-dessous de son aspiration. Il la quitte et la reprend pour la perdre encore. Il conçoit un idéal et ne le saisit jamais ; la réalité l’empoigne et le roule sans pouvoir l’abrutir. Il ne trouve pas son courant, et s’épuise à ne pas agir. Vrai jusqu’au bout, il ne finit rien et ne finit pas. Il trouve que le meilleur de sa vie a été d’échapper à une première souillure, et il se demande s’il a échoué dans son rêve de bonheur par sa faute ou par celle des autres.

Ce type si frappant de vérité est le pivot sur lequel s’enroule le vaste plan que l’auteur s’est tracé ; et c’est ici que le dessin de l’action nous a paru ingénieux et neuf. Ce moi du personnage qui subit toutes les influences et traverse toutes les chances du non moi ne pouvait exister sans une corrélation continue avec de nombreux personnages. Il y a là l’étude approfondie de tous les types et de tous les actes bons et mauvais qui influent fatalement sur une situation particulière. Dès lors, le scénario du roman, multiple comme la réalité vivante, se croise et s’entrelace avec un art remarquable. Tout vient au premier plan, mais chacun y vient à son tour, et ce n’est pas une froide photographie que vous avez sous les yeux, c’est une représentation animée, changeante, où chaque type agit en passant avec son groupe de complices ou de dupes, avec le cortège de ses intérêts, de ses passions, de ses instincts. Ils traversent rapidement la scène, mais en accusant chaque fois un pas de plus dans la voie qu’ils suivent, et en jetant un résumé énergique, un court dialogue, parfois une phrase, un mot qui condense, avec une force de naïveté terrible, la préoccupation de leur cerveau.

Gustave Flaubert excelle dans ces détails, qu’on dirait saisis sur nature, dans ces mots que l’on croit avoir entendu, tant ils parlent juste du caractère et de la situation. Sous ce rapport, il est logicien comme Balzac, qui inventait des choses plus vraies que la vérité même.

L’analyse d’un ouvrage si complet est impossible. A la lecture, la complication disparaît, tant l’action de chacun est bien placée sur son rail. On s’inquiéterait à tort d’avoir à faire connaissance non avec cinq ou six personnages, mais avec un groupe nombreux, une petite foule. L’auteur vous présente et vous ramène adroitement tous ses types. Ils marchent sous la tourmente qui les pousse au dévouement, au mensonge, au mal, au ridicule, à l’impuissance ou au désenchantement. Il faudrait les citer tous, car tous ont valeur d’étude sérieuse. Tous représentent un souvenir frappant, qui, en réalité, l’a peut être navré ou obsédé, mais qui, refondu et remanié par une forte et habile main d’artiste, lui apparaît excusable ou comique. C’est ainsi que le théâtre nous fait rire des travers qui, dans la vie nous font bailler, et nous porte à juger philosophiquement les torts qui nous ont froissés.

Il n’y a pas de question morale comme on l’entend soulevée dans ce livre. Toutes les questions, solidaires les unes des autres, s’y présentent en bloc à l’esprit, et chaque opinion s’y juge d’elle-même. Quand il sait si bien faire vivre les figures de sa création, l’auteur n’a que faire de montrer la sienne. Chaque pensée, chaque parole, chaque geste de chaque rôle exprime clairement à chaque conscience l’erreur ou la vérité qu’il porte en soi. Dans un travail si bien fouillé, la lumière jaillit de partout et se passe d’un résumé dogmatique. Ce n’est pas être sceptique que de se dispenser d’être pédant.

Ce livre appartient-il au réalisme ? Nous confessons n’avoir jamais compris où commençait le réel, comparé au vrai. Le vrai n’est vrai qu’à la condition de s’appuyer sur la réalité. Celle-ci est la base, le vrai est la statue. On peut soigner les détails de cette base, c’est encore de l’art. Tout le monde sait que le piédestal du Persée de Benvenuto Cellini, à Florence, est un bijou ; on regrette que la statue ne soit pas un chef-d’oeuvre. On avait le droit de l’exiger. Nous donnerions volontiers au réalisme le simple nom de science des détails. Le vrai, dont il ne peut se passer, et dont il ne se passe pas quand il est manié avec talent, c’est la science de l’ensemble, c’est la synthèse de la vie, c’est le sentiment qui ressort de la recherche des faits. Nous ne savons donc pas du tout si Balzac était réaliste et si Flaubert est réaliste. On les a souvent comparés l’un à l’autre parce qu’ils ont le même procédé. Ils établissent leur fiction sur une grande étude de la vie réelle. Mais ils diffèrent par des qualités essentielles, et là s’arrête la comparaison. Flaubert est grand poète et excellent écrivain. Balzac, moins correct en fait de goût, a plus de feu et de fécondité.

Ce qui nous est arrivé en achevant la lecture de l’Education sentimentale arrive à quiconque ferme un livre lu avec plaisir ou avec émotion. Nous avons dit : qu’est-ce que cela prouve ? Cette réflexion est stupide quand elle s’applique à une étude simple, car il y a des études simples comme il y a des corps simples. Mais devant une étude de la vie multiple, de la combinaison, de la vie sociale en un mot, on a le droit de demander à l’auteur où il nous mène et ce que nous devons penser de cette vie qu’il met sous nos yeux, et qui est censée être la nôtre.

Ici l’auteur se tait-il ?

Il a mis devant nous yeux un miroir en disant :  » Regardez-vous ; si votre image n’est pas ressemblante, celle de votre voisin le sera peut-être.  » Et, en effet, nous avons tous trouvé le voisin ressemblant. C’est à nous de conclure et de nous demander si notre époque est effectivement médiocre, ridicule, et condamnée à l’éternel avortement de ses aspirations.

La majorité des opinions, qui a disposé de nos destinées jusqu’à ce jour, et qui n’a pas su nous donner un état social libre et logique, a été médiocre en effet, et c’est une douce punition que de la vouer au ridicule ; mais l’éternel avortement n’est pas dans la nature matérielle, il ne saurait être dans la nature pensante. Nous ne pouvons exiger qu’un artiste nous raconte l’avenir, mais nous pouvons le remercier de nous faire, d’une main ferme, la critique du passé. Donc, la réponse et simple et facile : Que prouve ton livre, écrivain humoristique, railleur sévère et profond ? – Ne dis rien. Je le sais, je le vois. Il prouve que cet état social est arrivé à sa décomposition et qu’il faudra le changer très radicalement. Il le prouve si bien qu’on ne te croirais pas si tu disais le contraire !

La Liberté. 21 décembre 1869

Source bibliographique

Jean d’Ormesson , Une autre histoire de la Littérature française ( NIL Editions)
Pierre Aurégan, Flaubert (Nathan)
Le site de JB Guinot sur Flaubert : sa vie, son oeuvre, ses voyages, ses amis, ses amours , le texte   intégral de certains de ses romans … Une véritable mine d’or