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Charles Cros (1842- 1888)

Le hareng saur
Il était un grand mur blanc _ nu, nu, nu,
Contre le mur une échelle _ haute, haute, haute,
Et, par terre, un hareng saur _ sec, sec, sec.
Alors il monte à l'échelle _ haute, haute, haute,
Et plante le clou pointu - toc, toc, toc,
Tout en haut du grand mur blanc _ nu, nu, nu.
Il laisse aller le marteau _ qui tombe, qui tombe, qui tombe,
Attache au clou la ficelle _ longue, longue, longue,
Et au bout le hareng saur _ sec, sec, sec.
Il redescend de l'échelle _ haute, haute, haute,
L'emporte avec le marteau _ lourd, lourd, lourd,
Et puis il s'en va ailleurs _ loin, loin, loin.
Et depuis le hareng saur _ sec, sec, sec,
Au bout de cette ficelle _ longue, longue, longue,
Très lentement se balance _ toujours, toujours, toujours.
J'ai composé cette histoire _ simple, simple, simple,
Pour mettre en fureur les gens _ graves, graves, graves,
Et amuser les enfants _ petits, petits, petits.
Lorsqu'on prononce le nom de Charles Cros, outre l'académie du même nom, ce sont ces vers qui viennent à l'esprit chagrin des enfants _ petits, petits, petits, souvent devenus des gens _ graves, graves, graves... Ne perdons pas de temps à déplorer la méconnaissance de ce poète-inventeur, et retenons simplement, comme une invitation à la découverte ou à la redécouverte de son oeuvre, l'hommage que lui rendit son fils, lui aussi poète, Guy-Charles.
"... Charles Cros, grand poète et grand savant à la fois, fut un type d'homme complet extrêmement rare. Plusieurs ne lui pardonnèrent point une telle maîtrise, beaucoup ne s'en rendirent même pas compte. On le regarda par le gros bout de la lorgnette, on chercha à le rapetisser de toutes les manières, ou bien, plus simplement, on affecta de l'ignorer, de le passer sous silence. . . Ceux qui reprochent à Charles Cros de n'avoir pas été un patient réalisateur n'oublient qu'une chose : c'est que mon père ne fut jamais un savant spécialisé, ni un technicien à proprement parler. Il fut exactement le contraire, un cerveau scientifique, ouvert à tous les problèmes, un de ces hommes dont la mission consiste à ouvrir les voies et à projeter, dans les épaisses ténèbres d'ignorance qui nous pressent de toutes parts, de vifs faisceaux de lumière nouvelle..." (Mercure de France du 1er mai 1927.)
Cros appartient à une génération qui, entre la Commune étranglée et la défaite de 1870, a vu l'avènement du Second Empire et la fin de toutes les illusions politiques. C'est cette époque, où le dégoût prime sur la révolte, que l'on nomme Décadence. Charles Cros n'appartient à aucun groupe fixe, à aucune école, mais il fréquente les cercles hétéroclites où se réunissent les artistes bohèmes et de fantasques révolutionnaires : le salon de Nina de Villard, sa maîtresse, les Zutistes, le Chat Noir, les Hydropathes, pour n'en citer que quelques uns. Il a fréquenté Verlaine et Rimbaud, avec lesquels il a pu échanger des idées sur la poésie. La conscience que le monde est à changer flotte dans cet air-là, même si elle ne prend pas la forme d'une théorie particulière, on en trouve l'écho dans certains poèmes. Ainsi, la troisième strophe d'inscription " :
Dans ma recherche coutumière
Tous les secrets de la lumière
Tous les mystères du cerveau
J'ai tout fouillé, j'ai su tout dire
Faire pleurer et faire rire
Et montrer le monde nouveau.
Ce monde nouveau, quel est-il? Charles Cros n'a rien d'un activiste révolutionnaire. Cependant, on peut trouver dans cette aspiration un point de convergence entre la quête poétique et la recherche scientifique. Le rêve ainsi s'exprime et cherche parfois à s'incarner.
(...) Allons
Vite! vite! en avant. L'inconnu m'y convie.
L'inconnu, c'est peut-être ce qui n'est plus, c'est aussi une partie de la réalité inaccessible sans une recherche, le mystère, annonçant le "surréel". Le poète s'initie aux mystères et leur donne une forme lisible :
J'ai pénétré bien des mystères
Dont les humains sont ébahis :
Grimoires de tous les pays
Etres et lois élémentaires. ("Heures sereines")
Mais la quête se révèle parfois d'une difficulté insurmontable, et la déception mine le poète :
Le pouvoir magique à mes mains
Se dérobe encore. Aux jasmins
Les chardons ont mêlé leurs haines. ("Heures sereines")
Le poète apparaît alors comme la victime de sa recherche : voleur de feu comme Prométhée, il en subit le châtiment :
Que les corbeaux, trouant mon ventre de leurs becs
Mangent mon foie, où sont tant de colères folles... ( "Le But")
Les paradis artificiels, "le tabac, le haschisch, l'opium, poisons charmants", proposent également leur ailleurs. L'usage des drogues est une expérience pour Charles Cros, qui affirme "J'ai tout touché", et montre dans l'usage de ces drogues une curiosité de savant, mais aussi la recherche de l'oubli.
Les âmes dont j'aurais besoin
Et les étoiles sont trop loin.
Je vais mourir, soûl, dans un coin. ("Conclusion")
La déception, l'intuition de l'inaccessible, sont parfois tempérés par une distanciation que le poète opère; çà et là, l'irrévérence et l'humour, dont on a dit qu'il est la politesse du désespoir, viennent égratigner la défaite, sur un air de chansonnette que délivre le rythme impair :
Je n'ai pas d'ami,
Ma maîtresse est morte.
Ce n'est qu'à-demi
Que je le supporte. ("Profanation")
Enfin, la quête serait incomplète sans le rôle qu'y joue la femme. Attardons-nous encore, le temps d'un battement de cils :
Ce n'est pas d'hier que d'exquises poses
Me l'ont révélée, un jour qu'en rêvant
J'allais écouter les chansons du vent.
Ce n'est pas d'hier que les teintes roses
Qui passent parfois sur sa joue en fleur
M'ont parlé matin, aurore, fraîcheur... ("Promenade")
L'aimée, la jeune fille fraîche et vive, offre l'amour et ses promesses. Cros compose de véritables tableaux, au sens pictural du terme, dans lesquels le souci des couleurs et du dessin rappelle ses relations avec des peintres comme Manet.
(...) le cou puissant dont la blancheur étonne,
Fait rêver aux blancheurs opulentes du sein.
Voici le fond qu'il faut au lumineux dessin :
Un matin rose, avec arbres rouillés, l'automne.
Mais la femme apparaît aussi comme un animal pervers. On retrouve ici le thème de la femme sensuelle et féline, envoûtante et dangereuse. On pense bien sûr à Baudelaire, ou encore à la femme-panthère que décrit, par exemple, Barbey d'Aurevilly dans une de ses Diaboliques, "Le Bonheur dans le crime" :
Quand sur vos cheveux blonds et fauves au soleil,
Vous mettez des rubans de velours noir, méchante,
Je pense au tigre dont le pelage est pareil :
Fond roux, rayé de noir, splendeur de l'épouvante.
Quand le rire fait luire, au calice vermeil
De vos lèvres, l'éclair de nacre inquiétante,
Quand s'émeut votre joue en feu, c'est un réveil
De tigre : miaulements, dents blanches, mort qui tente.
Et puis, regardez-vous. Même sans ce velours,
Quoique plus belle, enfin, vous ressemblez toujours
A celui que parfois votre bouche dénigre.
D'ailleurs si vous tombiez sous sa griffe, une fois?
On ne peut pas savoir si l'on rencontre au bois :
Madame, il ne faut pas dire de mal du tigre. ("Conseil")
La femme est donc double. Elle porte en elle une ambiguïté qui fascine le poète, qui tantôt rêve l'amour idéal, tantôt chante les dangers venimeux de la séduction :
Va donc! Tout ploiera sous tes pas,
Que tu sois la vierge idéale
Ou la courtisane fatale...
Si la mort ne t'arrête pas. ("A une jeune fille")
Nathalie Cros
