Charles Cros

Introduction

charles cros

Le hareng saur

Il était un grand mur blanc _ nu, nu, nu,
Contre le mur une échelle _ haute, haute, haute,
Et, par terre, un hareng saur _ sec, sec, sec.

Alors il monte à l’échelle _ haute, haute, haute,
Et plante le clou pointu – toc, toc, toc,
Tout en haut du grand mur blanc _ nu, nu, nu.

Il laisse aller le marteau _ qui tombe, qui tombe, qui tombe,
Attache au clou la ficelle _ longue, longue, longue,
Et au bout le hareng saur _ sec, sec, sec.

Il redescend de l’échelle _ haute, haute, haute,
L’emporte avec le marteau _ lourd, lourd, lourd,
Et puis il s’en va ailleurs _ loin, loin, loin.

Et depuis le hareng saur _ sec, sec, sec,
Au bout de cette ficelle _ longue, longue, longue,
Très lentement se balance _ toujours, toujours, toujours.

J’ai composé cette histoire _ simple, simple, simple,
Pour mettre en fureur les gens _ graves, graves, graves,
Et amuser les enfants _ petits, petits, petits.

Lorsqu’on prononce le nom de Charles Cros, outre l’académie du même nom, ce sont ces vers qui viennent à l’esprit chagrin des enfants _ petits, petits, petits, souvent devenus des gens _ graves, graves, graves… Ne perdons pas de temps à déplorer la méconnaissance de ce poète-inventeur, et retenons simplement, comme une invitation à la découverte ou à la redécouverte de son oeuvre, l’hommage que lui rendit son fils, lui aussi poète, Guy-Charles.

« … Charles Cros, grand poète et grand savant à la fois, fut un type d’homme complet extrêmement rare. Plusieurs ne lui pardonnèrent point une telle maîtrise, beaucoup ne s’en rendirent même pas compte. On le regarda par le gros bout de la lorgnette, on chercha à le rapetisser de toutes les manières, ou bien, plus simplement, on affecta de l’ignorer, de le passer sous silence. . . Ceux qui reprochent à Charles Cros de n’avoir pas été un patient réalisateur n’oublient qu’une chose : c’est que mon père ne fut jamais un savant spécialisé, ni un technicien à proprement parler. Il fut exactement le contraire, un cerveau scientifique, ouvert à tous les problèmes, un de ces hommes dont la mission consiste à ouvrir les voies et à projeter, dans les épaisses ténèbres d’ignorance qui nous pressent de toutes parts, de vifs faisceaux de lumière nouvelle… » (Mercure de France du 1er mai 1927.)

Cros appartient à une génération qui, entre la Commune étranglée et la défaite de 1870, a vu l’avènement du Second Empire et la fin de toutes les illusions politiques. C’est cette époque, où le dégoût prime sur la révolte, que l’on nomme Décadence. Charles Cros n’appartient à aucun groupe fixe, à aucune école, mais il fréquente les cercles hétéroclites où se réunissent les artistes bohèmes et de fantasques révolutionnaires : le salon de Nina de Villard, sa maîtresse, les Zutistes, le Chat Noir, les Hydropathes, pour n’en citer que quelques uns. Il a fréquenté Verlaine et Rimbaud, avec lesquels il a pu échanger des idées sur la poésie. La conscience que le monde est à changer flotte dans cet air-là, même si elle ne prend pas la forme d’une théorie particulière, on en trouve l’écho dans certains poèmes. Ainsi, la troisième strophe d’inscription  » :

Dans ma recherche coutumière
Tous les secrets de la lumière
Tous les mystères du cerveau
J’ai tout fouillé, j’ai su tout dire
Faire pleurer et faire rire
Et montrer le monde nouveau.

Ce monde nouveau, quel est-il? Charles Cros n’a rien d’un activiste révolutionnaire. Cependant, on peut trouver dans cette aspiration un point de convergence entre la quête poétique et la recherche scientifique. Le rêve ainsi s’exprime et cherche parfois à s’incarner.

(…) Allons
Vite! vite! en avant. L’inconnu m’y convie.

L’inconnu, c’est peut-être ce qui n’est plus, c’est aussi une partie de la réalité inaccessible sans une recherche, le mystère, annonçant le « surréel ». Le poète s’initie aux mystères et leur donne une forme lisible :

J’ai pénétré bien des mystères
Dont les humains sont ébahis :
Grimoires de tous les pays
Etres et lois élémentaires. (« Heures sereines »)

Mais la quête se révèle parfois d’une difficulté insurmontable, et la déception mine le poète :

Le pouvoir magique à mes mains
Se dérobe encore. Aux jasmins
Les chardons ont mêlé leurs haines. (« Heures sereines »)

Le poète apparaît alors comme la victime de sa recherche : voleur de feu comme Prométhée, il en subit le châtiment :

Que les corbeaux, trouant mon ventre de leurs becs
Mangent mon foie, où sont tant de colères folles… ( « Le But »)

Les paradis artificiels, « le tabac, le haschisch, l’opium, poisons charmants », proposent également leur ailleurs. L’usage des drogues est une expérience pour Charles Cros, qui affirme « J’ai tout touché », et montre dans l’usage de ces drogues une curiosité de savant, mais aussi la recherche de l’oubli.

Les âmes dont j’aurais besoin
Et les étoiles sont trop loin.
Je vais mourir, soûl, dans un coin. (« Conclusion »)

La déception, l’intuition de l’inaccessible, sont parfois tempérés par une distanciation que le poète opère; çà et là, l’irrévérence et l’humour, dont on a dit qu’il est la politesse du désespoir, viennent égratigner la défaite, sur un air de chansonnette que délivre le rythme impair :

Je n’ai pas d’ami,
Ma maîtresse est morte.
Ce n’est qu’à-demi
Que je le supporte. (« Profanation »)

Enfin, la quête serait incomplète sans le rôle qu’y joue la femme. Attardons-nous encore, le temps d’un battement de cils :

Ce n’est pas d’hier que d’exquises poses
Me l’ont révélée, un jour qu’en rêvant
J’allais écouter les chansons du vent.
Ce n’est pas d’hier que les teintes roses
Qui passent parfois sur sa joue en fleur
M’ont parlé matin, aurore, fraîcheur… (« Promenade »)

L’aimée, la jeune fille fraîche et vive, offre l’amour et ses promesses. Cros compose de véritables tableaux, au sens pictural du terme, dans lesquels le souci des couleurs et du dessin rappelle ses relations avec des peintres comme Manet.

(…) le cou puissant dont la blancheur étonne,
Fait rêver aux blancheurs opulentes du sein.
Voici le fond qu’il faut au lumineux dessin :
Un matin rose, avec arbres rouillés, l’automne.

Mais la femme apparaît aussi comme un animal pervers. On retrouve ici le thème de la femme sensuelle et féline, envoûtante et dangereuse. On pense bien sûr à Baudelaire, ou encore à la femme-panthère que décrit, par exemple, Barbey d’Aurevilly dans une de ses Diaboliques, « Le Bonheur dans le crime » :

Quand sur vos cheveux blonds et fauves au soleil,
Vous mettez des rubans de velours noir, méchante,
Je pense au tigre dont le pelage est pareil :
Fond roux, rayé de noir, splendeur de l’épouvante.
Quand le rire fait luire, au calice vermeil
De vos lèvres, l’éclair de nacre inquiétante,
Quand s’émeut votre joue en feu, c’est un réveil
De tigre : miaulements, dents blanches, mort qui tente.
Et puis, regardez-vous. Même sans ce velours,
Quoique plus belle, enfin, vous ressemblez toujours
A celui que parfois votre bouche dénigre.
D’ailleurs si vous tombiez sous sa griffe, une fois?
On ne peut pas savoir si l’on rencontre au bois :
Madame, il ne faut pas dire de mal du tigre. (« Conseil »)

La femme est donc double. Elle porte en elle une ambiguïté qui fascine le poète, qui tantôt rêve l’amour idéal, tantôt chante les dangers venimeux de la séduction :

Va donc! Tout ploiera sous tes pas,
Que tu sois la vierge idéale
Ou la courtisane fatale…
Si la mort ne t’arrête pas. (« A une jeune fille »)

Nathalie Cros

Biographie

Charles Cros est né le 1er octobre 1842 à Fabrezan. Son grand père, Antoine Cros, était « professeur de belles lettres » et traducteur de Théocrite. Charles évoque en quelques vers ce grand père :

Vous faisiez des vers très doux
D’après le doux Théocrite,
« L’Oaristys! ». C’est de vous
Qu’en faisant ces vers, j’hérite.

Antoine Cros, père du poète, docteur en droit et philosophe, enseigne dans les collèges avant d’être exclu de l’Université en 1849, à cause de ses idées républicaines. Il dirige les humanités de son fils : langues modernes et anciennes, dont le sanskrit, les mathématiques et la musique. Après son baccalauréat, obtenu en 1859, Charles entreprend des études de médecine qu’il n’achève pas.

Charles a une soeur, Henriette, et deux frères : Antoine, médecin, qu’il assiste pendant l’épidémie de choléra en octobre 1865, et Henry, sculpteur et céramiste, grâce auquel il se lie avec les impressionnistes, Manet entre autres, dont l’influence se fait sentir dans sa poésie.

A partir de 1867, il fréquente différents cercles où se côtoient artistes et intellectuels en marge. Il rencontre alors Nina de Villard, qui devient sa maîtresse en 1868 : cette jeune femme reçoit dans son salon de jeunes artistes dont beaucoup se rallieront à la Commune. Pendant le Siège de Paris, en 1870, Verlaine l’héberge. Pendant la Commune, il est aide-major. Cette année-là, en 1871, il rencontre Rimbaud qu’il accueille avec Verlaine. Sa liaison orageuse se poursuit avec Nina, jusqu’à la rupture en 1877. Il rencontre chez elle, notamment, Jean Richepin et Germain Nouveau en 1875.

En 1878, Charles Cros épouse Mary Hjardemaal dont il a deux fils, Guy-Charles (1879-1956) et René (1880-1898). Sa santé commence à se ressentir de sa vie de bohème, et de l’absinthe. En 1884 meurt Nina de Villard. L’année suivante multiplie les épreuves : son alcoolisme s’aggrave, sa femme tombe malade, et sa situation financière n’est guère florissante, au point que sa bibliothèque est vendue aux enchères publiques. Il meurt le 9 août 1889.

Le poète inventeur

Largement autodidacte, il partagea le goût de son temps pour le progrès et la technique : en 1865, il projette la construction d’un télégraphe au Pérou. Lors de l’exposition universelle de 1867, il expose un télégraphe automatique. La même année, il travaille à un projet de reproduction des couleurs, des formes et des mouvements. Il pressent le cinéma, le journal parlé. En 1869, il publie la Solution générale du problème de la photographie des couleurs. En 1876, il réalise ses premières épreuves de photographie en couleurs. Ses recherches portent également sur le son : en 1877, il propose à l’Académie des sciences ses travaux sur le principe de l’enregistrement des sons. Au même moment, Edison fait connaître son invention, le phonographe. Il poursuit ses travaux scientifiques, prépare des communications pour les Sociétés savantes, envoie ses notes à l’Académie des sciences, jusqu’à la fin de sa vie. En 1882, il réalise une épreuve en couleurs de Jeanne de Manet.

Vie littéraire

Charles Cros mène une vie de bohème, il se lie avec de nombreux artistes, dont Verlaine. Nina de Villard, sa maîtresse, tient un salon où se rencontrent de jeunes artistes. Il fait ses débuts poétiques dans L’Artiste en 1869. En 1870, de nombreux poèmes du Coffret de Santal voient le jour. Le recueil paraît en 1873, l’année d’Une Saison en enfer . Il collabore au Tombeau de Théophile Gautier. En 1874, il est pour un temps rédacteur en chef de La Revue du monde nouveau, et publie Le Fleuve, avec des eaux-fortes de Manet. En 1876, il publie les Dixains réalistes, La même année, il rencontre du comédien Coquelin cadet et commence à écrire des monologues.

En 1879, Charles Cros collabore à des revues comme L’Hydropathe et Le Molière, et réédite Le coffret de santal, qui lui a valu le prix Juglar. Jusqu’à la fin de sa vie, il continue à collaborer à diverses revues, et écrit de nombreux monologues, dont certains sont publiés. Pourtant, à sa mort en 1888, la plus grande partie de son oeuvre reste inédite.

Bien plus tard, Robert Desnos et Aragon rendent hommage au poète et à son rôle dans la littérature.

« La gloire d’un grand mort ne dépend pas autant qu’on le suppose du caprice des vivants. Un peu plus tôt, un peu plus tard, les noms qui méritent de survivre émergent de l’oubli pour s’ancrer dans la mémoire des hommes. » (Guy-Charles Cros)

Oeuvres

1869 Solution générale du problème de la photographie des couleurs.
Etude sur les moyens de communication avec les planètes.
1873 Le Coffret de Santal.
1874 Le Fleuve (illustré de huit eaux-fortes de Manet)
1876 Dixains réalistes (contient 15 dixains de Cros)
1877 Paquita, paroles et musique de Charles Cros, Enoch père et fils. « La Famille Dubois », « L’affaire de la rue Beaubourg », « Le Voyage à trois étoiles », « Le Bilboquet », « La Bonne », dans Saynètes et Monologues, 1re et 2e série.
1878 « Le Capitaliste », « Le Maître d’armes », « Autrefois », « L’Homme raisonnable », dans Saynètes et Monologues, 3e et 4e série.
1879 Le Coffret de Santal (édition augmentée).
« L’Obsession », « L’Homme qui a voyagé », dans Saynètes et Monologues, 5e et 6e série.
1880 « L’Homme qui a réussi », dans Saynètes et Monologues, 6e série.
« L’Homme aux pieds retournés », « L’Homme perdu », dans Théâtre de campagne, 6e série.
1881 « La Journée verte », dans Saynètes et Monologues, 7e série
« L’Ami de la maison », « L’Homme propre », « Le Pendu », « L’Homme qui a trouvé », dans Théâtre de campagne, 7e série
1882 « Le Violon » dans Théâtre de campagne, 8e série.
1888 La Proprété, monologue
La vision du grand canal royal des Deux-Mers.
1903 Le Collier de Griffes.

Pour en lire davantage :

  • Charles Cros, par Louis Forestier, collection Poètes d’aujourd’hui, Seghers.
  • Charles Cros, Oeuvres complètes, édition établie par Louis Forestier et Pierre-Olivier Walzer, Gallimard, bibliothèque de la Pléiade.
  • A. Breton, Anthologie de l’humour noir, édition définitive, Pauvert, 1966.
  • Guy-Charles Cros, Avec des mots…, Cahiers de la Quinzaine, 10 juin 1927.

Liens

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