Une Vie, adaptation par Stéphane Brizé

du roman de Guy de Maupassant

une vie, Maupassant, film de Stephane Brize

 

 

 

Résumé

Normandie, 1819. A peine sortie du couvent où elle a fait ses études, Jeanne Le Perthuis des Vauds, jeune femme trop protégée et encore pleine des rêves de l’enfance, se marie avec Julien de Lamare. Très vite, il se révèle pingre, brutal et volage. Les illusions de Jeanne commencent alors peu à peu à s’envoler.

Une vie, film de Stéphane Brizé, France/Belgique, 2016, 1h59, avec Judith Chemla, Jean-Pierre Darroussin, Yolande Moreau…

Une vie, le nouveau film de Stéphane Brizé : une adaptation intense du roman de Maupassant

Après «La loi du marché», film social incisif sur la brutalité du monde du travail, qui avait valu à Vincent Lindon le prix d’interprétation masculine à Cannes en 2015, Stéphane Brizé se plonge cette fois dans la vie tourmentée d’une baronne au XIXe siècle.
La jeune et brune Jeanne (Judith Chemla) respire encore l’innocence de l’enfance lorsqu’elle revient dans le château familial en 1819 en Normandie après avoir fini ses études dans un couvent.
Elle s’occupe à de menus travaux dans le jardin avec ses parents, le baron (Jean-Pierre Darroussin) et la baronne (Yolande Moreau), dont la tendresse et l’esprit d’ouverture ne suffisent pas à la préparer à la vie adulte.
Jeanne s’éprend rapidement d’un jeune vicomte local, Julien (Swann Arlaud), mais leur nuit de noces brutale n’est que le présage des tromperies et souffrances à venir.

Judith Chemla & Swann Arlaud
(photo tournage)

Séphane Brizé explique avoir été attiré par l’histoire de Jeanne «parce qu’il y a quelque chose de dérangeant dans son intensité, son immense confiance en l’homme, sa relation particulière avec le monde».
«Quand j’ai fait mes premiers pas dans la vie adulte, j’avais les mêmes sentiments que Jeanne, j’ai eu du mal à abandonner mon enfance», a-t-il ajouté à la dernière Mostra de Venise, où le film était présenté en compétition.
Pour lui, Jeanne «reste attachée à son enfance, ce qui est à la fois beau et tragique».
Le choix du cadre carré s’est fait «à l’instinct, à l’émotion». «Le format plus petit confine Jeanne, comme dans une boîte, il est difficile d’en sortir», souligne le réalisateur de «Mademoiselle Chambon» et «Quelques heures de printemps».
Contrairement au roman de Maupassant, le scénario utilise aussi les flashbacks, «pour montrer comment elle mélange le présent et le passé, ses désirs et ses espoirs, et qu’elle n’arrive pas à lâcher prise», a expliqué Florence Vignon, coscénariste.
La qualité du film est de freiner curieusement sa part mélodramatique et romanesque. En jouant souvent sur le décalage entre la voix off (plutôt littéraire, dynamique) et l’image, simple, presque plate, montrant souvent l’héroïne dans des tâches du quotidien, en train de jardiner, ou seule, à la fenêtre, perdue dans ses pensées. On la voit dépérir à vue d’œil, mais Judith Chemla lui donne une forme d’innocence rageuse, de foi gracieuse.

Entretien avec Stéphane Brizé
(d’après le dossier de presse du film)

 

Un an après LA LOI DU MARCHÉ, vous arrivez avec un nouveau film.

UNE VIE était écrit avant LA LOI DU MARCHÉ, il s’est financé pendant l’écriture et la fabrication de ce dernier. Ensuite, ils se sont enchainés mais ce projet est né il y a une vingtaine d’années,lorsque Florence Vignon, la co-scénariste du film, m’a fait découvrir le roman.

Avec cette histoire d’une jeune femme au XIXe siècle, nous sommes loin du chômeur de longue durée.
Le contexte est différent mais je vois le fil entre tous mes films. Et entre celui-ci et le précédent aussi.
Jeanne et Thierry, le personnage que jouait Vincent Lindon, sont des êtres qui ont une haute idée de la vie. Thierry l’exprime en refusant une situation insupportable, Jeanne l’exprime dans sa confiance extrême en l’Homme. Ensuite, les contextes sont tellement éloignés que les histoires vont naturellement être différentes. Mais je peux relier ces personnages au-delà de l’époque et de la situation sociale.

Y-a-t-il un lien entre Jeanne et vous ?

Le regard de Jeanne sur le monde fait écho en moi. Jeanne entre dans la vie dite « adulte » sans avoir fait le deuil du paradis de l’enfance, ce moment de la vie où tout semble parfait. Ce moment où les adultes sont ceux qui savent, ceux qui disent qu’il ne faut pas mentir et qui donc, on le pense, ne mentent pas. Moment de la vie où l’on voit les choses sans arrière-plan. L’âge avançant, cet idéal se nuance, en allant parfois jusqu’au désenchantement. Pour s’en préserver, il faut acquérir des outils de protection. Comprendre les mécanismes qui lient les êtres, garder la bonne distance sans basculer dans une profonde désillusion face à la brutalité des rapports humains.

Jeanne ne trouve visiblement pas cette bonne distance.

Jeanne ne veut pas, ne peut pas ou ne sait pas faire évoluer son regard sur la vie. Cela en fait un être à part. Un être merveilleux et rare car son esprit est dénué d’arrière-pensées mais en même temps, ce qui fait sa grâce est aussi ce qui la condamne. C’est ce paradoxe qui me fascine et me touche.

Comment s’est faite la rencontre avec Judith Chemla ?

Par casting, très classiquement. Je ne crois pas du tout à la notion de personnage, je crois en la personne. Et je savais qu’il fallait que je capte un rapport singulier au monde. Judith n’est pas Jeanne mais elle a un rapport extrêmement intense à ce qui l’entoure. Elle voit ce que d’autres ne savent plus voir, elle ressent ce que d’autres n’osent plus ressentir. Elle est dans un souci constant de vérité. C’est une personne exceptionnelle avant d’être une immense actrice. C’est cela que je filme ; son rapport au monde. Ensuite, son talent d’actrice, talent complètement ahurissant, c’est d’être incroyablement disponible. Elle ne craint aucun espace de la psyché, même les plus sombres.

Judith Chemla (photo tournage)

Le film commence alors que Jeanne a environ 20 ans et se termine 27 ans plus tard. Vous ne vous étiez jamais confronté à ce type de récit qui s’étale sur autant de temps.

C’est effectivement une nouveauté pour moi. Et la première question, après avoir réglé les problèmes de narration au scénario, concerna le maquillage et la coiffure. Moi qui ne jure que par le réalisme, je me mettais, de fait, face à ce qui peut sembler pour le coup le moins réaliste qui soit : le rajeunissement et le vieillissement d’un visage par le maquillage.
C’est la première chose que nous avons essayée sur Judith et Jean-Pierre Darroussin (je ne parle pas de Nina Meurisse car à ce moment-là, elle n’avait pas encore été choisie). Si cela n’avait pas été convaincant, je n’aurais pas fait le film. Je ne voulais rien de voyant, rien que je ne puisse filmer en gros plan, rien qui ne fasse pas vrai. Le jour où j’ai vu Jeanne et son père d’abord jeunes puis vieux, j’ai été troublé. La coiffeuse et la maquilleuse ont du talent mais rajeunir et vieillir, au cinéma, ce n’est pas que cela. C’est même loin d’être uniquement cela. Il faut que ce soit bien éclairé mais il faut aussi de grands comédiens. Car c’est un état physique et psychologique. Judith et Jean-Pierre ne jouent pas des gens plus jeunes ou plus âgés, ils sont réellement plus jeunes et plus âgés. Je ne sais pas par quels mécanismes ils font cela mais leur corps tout entier se transforme, leur énergie se métamorphose.

Vous évoquez Jean-Pierre Darroussin, il faut aussi parler de Yolande Moreau qui joue sa femme.

Bien sûr car il fallait créer un couple crédible et harmonieux. La personnalité de Jeanne est le fruit de celle de ses parents. Le père est un homme de la terre qui prend grand soin de son jardin et la mère se réfugie dans ses souvenirs. Ce sont des personnages un peu en dehors du monde, très doux, très poétiques. Yolande et Jean-Pierre jouent aussi des personnages très en avance sur leur époque car au moment de marier leur fille, ils lui demandent son avis sur ses sentiments. C’était quelque chose de très rare à ce moment-là. Maupassant évoque même dans le roman la philosophie
Rousseauiste du père. Et c’est en cela que cette histoire m’a intéressé. Car à partir du moment où Jeanne a le choix de se marier ou pas, je ne fais pas une thèse sur la condition de la femme au XIXe siècle. La seule chose qui va influer sur les choix de Jeanne est son rapport au monde et à ses parents. Et ce qui se joue là – l’influence de la mère, la lâcheté du père, la culpabilité de Jeanne – devient universel et intemporel. L’histoire appartient alors à tout le monde.

C’est une adaptation et comme toute adaptation, il y a évidemment des choses différentes avec le livre. Comment l’assumez-vous ?

C’est ma seconde adaptation après celle de Mademoiselle Chambon. J’avais compris à
ce moment-là, que pour être fidèle, il fallait trahir. Notion qui peut d’ailleurs paraître ironique au regard de l’histoire de Jeanne. Mais là, le roman est une montagne. Pas en volume mais en pure littérature. Il s’agit alors de se défaire du littéraire pour accéder au cinéma. C’est ce qui est le plus compliqué en fait. Car le roman de Maupassant impose une telle structure, le style prend tellement de place, qu’il est compliqué de s’en débarrasser. Tout en gardant la trame narrative, il faut tordre le cou à la puissance littéraire pour s’approcher d’une narration de cinéma.

Puisque vous dites qu’il faut trahir pour être fidèle, quelle est la “trahison” majeure que vous vous êtes autorisée ?

La grande différence entre le livre et le film, c’est le point de vue. Le film est uniquement raconté du point de vue de Jeanne. Pas une scène sans qu’elle ne soit présente. Chacun des personnages n’existe que si elle est là. Cela nous a amené à notamment modifier une chose importante : la mort de Julien. Dans le livre, Monsieur de Fourville pousse la carriole qui abrite les amours clandestines de Julien et de Gilberte depuis le haut de la falaise. Les deux amants meurent en s’écrasant sur les
rochers en contrebas. Nous ne parvenions pas à faire comprendre ce meurtre sauf si nous l’avions filmé. Mais la règle du point de vue unique de Jeanne nous l’interdisait, elle ne pouvait pas être le témoin de cet acte. Il fallait donc trouver une solution pour comprendre que Monsieur de Fourville avait tué les amants avant de se donner la mort. Sa mort qui n’est d’ailleurs pas du tout signifiée dans le roman.
L’adaptation est une appropriation. Il s’agit de transformer une oeuvre littéraire en film. Les outils sont incroyablement différents. Sans omettre la contrainte qu’avec ce genre d’ouvrage, beaucoup de gens se souviennent des évènements saillants du récit. Il faut donc créer très librement un chemin de cinéma qui relie les temps forts de l’histoire qui appartiennent, eux, au roman.