Broderies de Marjane Satrapi : L’heure du thé, l’heure des femmes

« Il faut compter environ trois-quarts d’heure pour que le thé cuise et arrive à point sur un samovar.
(il s’agit bien de cuisson et non d’infusion)

Quand j’arrivais enfin avec mon plateau dans le salon, les autres venaient juste de finir la vaisselle. […] et ainsi nous débutions une longue séance de ventilation du coeur. »

 

La truculente Marjane Satrapi revient sur grand écran avec The Voices, comédie à l’américaine décalée et familiale ; l’occasion de redécouvrir Broderies, roman illustré publié en 2003. Broderies raconte un moment quotidien et intime d’une famille bien particulière de Téhéran : la famille Satrapi, rendue célèbre grâce à Persépolis, roman graphique de Marjane Satrapi mis à l’écran en 2007.

Broderies- Marjane Satrapi

 

Tandis que Persépolis, à travers le parcours individuel de Marjane, brosse un portrait acide de la société iranienne de la chute du dernier Shah d’Iran jusqu’à l’ère qui a suivie la révolution fondamentaliste de 1979, Broderies est le détail élégant de cette même étoffe. C’est un livre qui se soucie moins de l’Histoire, de ce qui se passe au-dehors mais qui nous plonge par des micro-récits amoureux dans la psyché des femmes de la bourgeoisie progressiste de Téhéran. Ce livre est un plan serré sur l’univers clos, chaleureux et débordant d’énergie à l’heure du thé chez les Satrapi.

Que s’y passe-t-il au juste ? Une fois le ventre plein, les hommes désertent la salle commune pour la sieste, les femmes sont de corvée de vaisselle et une fois la besogne achevée, elles s’installent allégrement pour boire le thé qui a longuement cuit dans le Samovar. Voilà le prologue de cette pièce en un acte. C’est autour de cette bouilloire à la russe que pépient outrageusement les femmes de la maison auxquelles se joignent amies et connaissances. Elles sont éduquées, émancipées et rient franchement des hommes qui ont fait trembler, frémir ou rugir leur coeur. Elles refont le monde à grand renfort de cancans et dans leur discussion animée, un sujet prédomine : les histoires d’amour.

C’est en vidant leur sac ou celui des autres, que ces précieuses téhéranaises déploient au mieux leurs talents de comédienne. Marjane Satrapi nous montre dans un enchaînement vertigineux de récits comment chacune avec sa petite histoire suscite la curiosité, le rire et la réflexion de ses congénères. L’on retrouve avec plaisir l’humour cru et pince-sans-rire de Marjane Satrapi qui est la marque la plus sûre de son style. Tout est dans le regard et la distance amusée portée sur chaque histoire. La recette réside dans l’exagération des traits d’anecdotes que l’on sent pourtant bien réelles et qui ont dû faire verser plus d’une larme aux protagonistes. Chaque motif décliné nous indique la façon dont ces Iraniennes se sont, chacune à leur manière, débattues avec des préjugés et des coutumes rétrogrades ou absurdes. Le livre pourrait servir de manuel répondant à de brûlantes questions telles que : comment faire croire que l’on est vierge le soir de la noce ? Peut-on refuser un mariage si le fiancé est de cinquante-six ans son aîné ? Est-il bien raisonnable de marier sa fille à un portrait (sans la présence de l’homme en question) ? Vaut-il mieux avoir le rôle de l’épouse ou celui de maîtresse ?

Lisez, vous rirez tantôt jaune, tantôt franc ; vous vous instruirez, aussi.

Inès Coville